empiler des cailloux
Alain Richert
article paru dans la revue diachroniques
PAGES PAYSAGES N°8
2000
Page 27
------------« En Europe, ce sont des kerns ou cairns, mais on les trouve sur la planète entière, ces piles de cailloux plus ou moins équilibristes. Mémoires de caravanes, signaux de territoires, comme une première syntaxe cadastrale. Buter contre une pierre n’arrête pas un nomade ; un sédentaire si. Il la ramasse et la range, dans un trou, sur un tas, et surtout, il en fait des murs secs, jamais plus hauts que son bras tendu. Tout ce vrac de cailloux qui gêne le semeur finit bien emboîté, pour ceinturer son champ. »
------------« Les plantes sont pliées aux mêmes règles. Tout ce qui est défriché, arraché, sur la parcelle, devient un allié en limite. Les arbustes les plus piquants sont les premièes cibles, mais également les meilleures défenses. On dresse des haies comme on monte des murs, on entrelace les branches mortes ou vives sur le modèle de la claie (les fameux plessages). Les épines sèches viennent souvent en couronne. Ce qui gêne au centre protège à la marge et vient l’enrichir. »
------------« Il faut croire que c’est un besoin universel : dès que les nomades s’arrêtent, ils font jaillir les plus élégantes constructions et les plus beaux jardins. Ce passage de la marche à l’arrêt opère une inversion des valeurs fondamentales, un basculement de l’horizontale à la verticale. L’érection d’un mur n’est pas seulement une défense contre les autres, mais aussi l’invention de ses propres limites. »
------------« L’univers appartient aux nomades. Ce sont les sculpteurs. Ils ne croient pas aux images et en produisent très peu. Mais, pour le sédentaire, quoi de plus difficile que d’assumer son propre mur. Alors on décore, on invente la peinture, et surtout la perspective et son point de fuite ; la photographie coule de source jusqu’à l’écran de télévision. La meilleure manière d’aller ailleurs en restant chez soi. Le mur ne peut exister que s’il est percé d’images plus ou moins virtuelles. »
------------« ....Pas de remembrement possible sans le barbelé, on remplace en deux jours une haie centenaire. Le parcellaire est modifié mille fois plus vite que le terrain ne peut réagir. Les désherbants totaux règlent la question de l’entretien. Avec la clôture électrique, c’est encore plus rapide. Le cadastre, en s’affranchissant du temps, a presque repris la mobilité des nomades. En un siècle, nous sommes passés de la Grande Muraille de Chine à la frontière électrique. »
------------« Cette virtualisation de la limite semble vouloir s’affirmer, avec des effets inattendus. Voilà quelques mois, un éleveur limousin parlait sérieusement de surveiller ses vaches grâce au procédé du Global Positionning System. L’enclos devient alors le bord de l’écran de contrôle et comme au cinéma, il y a le champ et le hors-champ. Mais le cow-boy est sorti du paysage et s’est installé dans le fauteuil du spectateur. On peut même imaginer que le collier de chaque animal lui enverra une petite secousse électrique automatiquement, dès que l’ordinateur le "verra" hors-champ. Tout cela est assez peu différent du bracelet des prisonniers en semi-liberté. »
------------« Il faut trente ans pour installer une haie, une nuit pour déplacer des bornes. Les limites changent trop vite pour générer des formes. La signification du mot paysage s’est donc, elle aussi, inversée. Du contenu du cadre qu’il désigne initialement, le mot définit maintenant ce qui y échappe. Il fut d’abord question de paysage audiovisuel, le fameux PAF, à mesure qu’il devenait incontrôlable, puis du paysage politique, pour des raisons voisines. Enfin apparut le grand paysage, à mesure que le tissu urbain ou rural se déchirait. Les innombrables découpages politiques et les zones de pratiques ne se superposent que rarement aux données géographiques. »
------------« Le paysagiste s’est donc retrouvé dans la même position que notre cow-boy devant son écran. Muni d’innombrables cartes à différentes échelles, il s’agit de redéfinir des limites, des "entités paysagères", recadrer, reficeler les découpes, afin de recréer de la forme. Mais comment, de l’écran, revient-on au terrain ? Le paysagiste est un "go-between". »
------------« Durant toutes ces péripéties, le jardin n’a pas bougé. Même lorsqu’il a fait semblant de repousser ses limites jusqu’à l’infini, il est resté parfaitement clos. Même quand il s’est ouvert au public, il a gardé ses murs et ses grilles. Hors de question qu’il parte à la conquête de l’extérieur, puisqu’il est déjà la représentation d’un ailleurs. Tout au plus le regard qu’il propose peut-il faire école. Le jardin est resté dans son cadre. Comme pour tous les tableaux, on cultive encore dans des châssis ("frame" en anglais est encore plus éloquent) des plantes étonnantes. On dresse une couche ou une plate-bande (raised-bed) comme on dresse un couvert. Il y a plus qu’une familiarité entre les arts de la table et l’art des jardins. L’un est en provenance directe de l’autre et les deux s’adressent aux cinq sens à la fois. Cette parenté entraîne de fortes similitudes dans la construction de l’espace. À tel point qu’au XVIIIème siècle, la ville de Murano en Vénétie produisit une série limitée de centres de tables qui étaient de parfaites miniatures en verre des jardins de l’époque avec arbres, haies, balustrades et plantes en pots. »
------------« On dresse donc un jardin comme on tire une nappe blanche, manière d’effacer ce qu’il y a dessous, de commencer une nouvelle page. Plus les plantes sont fragiles ou rares, plus on insiste sur leur différence en les isolant du milieu d’origine. À l’extrême, elles se retrouvent dans des pots, ce qui en fait des objets à part entière. La plupart du temps, la surface cultivée et légèrement surélevée et très nettement délimitée de pierres, de briques ou de bois, plus tard, de plantes taillées. Cette limite constitue à la fois le cadre de l’action et le socle, montrant bien que les plantes furent choisies et installées par une décision qui vient "d’en haut", qui n’a rien à voir avec l’énergie spontanée des mauvaises herbes, surgies d’en bas, de "sous la terre". On se retrouve donc dans l’exacte situation initiale. Mais, cette fois-ci, on rajoute du fumier, du sable, de l’eau, de la tourbe, du compost ou des pierres. Le jardin n’est rien d’autre qu’une table dressée où quelques plantes sont des invitées forcées. On y a mis ce dont elles sont friandes pour qu’elles restent le plus longtemps possibles. Beaucoup d’indésirables sont exclus. »
------------« Par essence, les plantes sont nomades, même si leurs déplacements échappent à notre notion du temps. Elles arrivent, consomment sur place et partent ailleurs. Insatisfaites, elles meurent. Le jardinier est donc là pour répondre à tous leurs caprices. C’est ainsi qu’il maintient ouverte sa fenêtre de sédentaire. »
------------« À mieux écouter la terre, à regarder les plantes plus attentivement, des similitudes sont apparues, des complicités aussi. Plus besoin de modifier le sol, puisqu’il existe toujours une gamme de végétaux qui pourra s’en satisfaire, et même y proliférer. Le sol est donc progressivement redescendu pour disparaître complètement, à mesure que les limites du carré s’arrondissaient, se courbaient, souvent dans un aléatoire de composition douteuse, jusqu’à faire croire que ce sont les végétaux qui décident du tracé, que le jardin a acquis sa propre autonomie et qu’il peut se passer du jardinier. Mais ce ne sont pas les invités qui mettent le couvert, encore moins qui construisent la salle à manger. La poétique actuelle du jardin, faussement abandonné à lui-même, ne peut exister que si le lieu est clos et que quelqu’un gère ces murs, quelqu’un qui continue à empiler des cailloux. »
------------« Même les oiseaux-jardiniers ne cherchent pas une seconde à imiter l’entourage. Avec des limites parfaitement claires, ils enlèvent, rajoutent, construisent des talus, des fossés des huttes et des couloirs ; ils accumulent des fleurs, des objets bizarres dans des coloris très précis. Ils y viennent tous les jours durant leur vie entière, tracent, surélèvent.... Certaines espèces parviennent même à changer la lumière. Ils construisent un paysage totalement artificiel. Mais quoi de plus naturel que d’inventer de l’artifice ? »
[...]
photo prise à l’iPhone à partir d’une photo d’Alain Richert, légendée comme suit :
Moucharabiehs en basalte au Yémen Nord. Ils protègent les vignes des vents secs venant du désert. Les murs montent à mesure qu’on affine l’épierrage des champs : d’abord des gros blocs jointifs pour finir en dentelles.
merci à la revue diachroniques pour l’emprunt très, très, long à ce numéro
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