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la joie et l’art

(source inconnue)

La joie et l’art, pour problématiser, je dirais, la joie grâce à l’art, celle qui nous envahit comme spectateur d’une œuvre, ou comme créateur, ce qu’on ressent quand on crée.

Non que la joie soit toujours au rendez-vous, la création est souvent un supplice, et on peine pour avancer. Et qui a été bouleversé par une œuvre ou plongé dans la tristesse sait que l’art n’est pas toujours synonyme de joie.

Mais parfois la joie est au rendez-vous, c’est alors un cadeau précieux, une consolation aux chagrins, quelque chose qui remet l’âme en place, quand elle a été troublée. Comme ces feel-good books, qui savent nous faire sentir bien sans céder sur la facilité, comme celui de Coline Pierré, Eloge des fins heureuses , on se le rappelle longtemps.



Chez Diderot et d’Alembert, « la joie, c’est le plaisir de l’âme quand on reçoit un bien ». Alors l’art comme un bien qu’on accueille en soi, qui nous comble.

La photo dit mieux que par des mots la joie, quelque chose d’enfantin, les yeux fermés, une forme d’innocence. Découvrir en reprenant la pose de la danseuse, percevoir l’esprit de l’œuvre dans son corps, le ressentir de l’intérieur.

La joie dans l’art serait à la fois la capacité à s’identifier à l’œuvre, comme ici, mais aussi dans la posture de l’artiste, la petite fille sur la photo est artiste dans le sens où elle réinterprète la sculpture par son corps vivant.

La joie n’est pas étrangère à l’humour. Ce regard délicat sur le monde. Un des plus anciens haïkus, de Matsuo Bashô au XVIIème siècle :

Dans la mare,
une grenouille saute,
le bruit de l’eau

La joie qu’on ressent quand un artiste nous fait entendre les choses.

Ou nous les fait voir. Comme dans ce tableau vu enfant Printemps en Franche-Comté de Jean Messagier, la période où il se sert d’à-plats de couleur, le plus souvent monochromes, dans ce tableau, deux taches, d’un bleu et vert très crus, une œuvre vibrante, où se lit l’attachement que ce peintre porte à la forêt, à la rivière, à l’air et à la lumière.

Une de ses expositions au Grand Palais s’intitule Des conversations de framboises et des collines respirantes et on respire simplement à lire le titre. Jean Messagier a répondu « moi, je ne trouve pas, je cherche » à Picasso et son fameux « je ne cherche pas, je trouve ». Une posture joyeuse qui n’implique aucun jugement, aucune fermeture.

Sur sa tombe, Jean Messagier a demandé à faire graver « Ci-gît Jean Messagier, Docteur ès printemps ».

Mais d’où vient qu’on peut éprouver cette joie si forte ?

Je voudrais passer par un détour, le livre de James P. Carse, Jeux finis, jeux infinis , le pari métaphysique du joueur (Seuil). James P. Carse (ancien professeur à Columbia, spécialisé en histoire des religions), dans son essai publié en 1988, s’intéresse aux échanges humains, à la religion, mais aussi à l’art. C’est un livre inoubliable. Et qui m’a orienté vers la conception de l’art qui m’intéresse.

En gros, il dit qu’il y a plusieurs possibilités de créer. Il distingue les jeux finis et les jeux infinis. La notion de jeu en anglais repose sur deux mots, le play et le game, c’est plutôt au sens du mot game, jeu à règles, qu’il parle des jeux.

En création, cela se traduit pour schématiser par une distinction entre la création en mode jeu fini, dont l’objectif est d’être le plus reconnu possible, gagner des prix, être le meilleur, le mieux coté, médiatisé, entrer dans le musée, atteindre une fin, le haut du podium. Alors que créer dans le cadre du jeu infini fait sortir de la compétition et des cadres et s’inscrit dans une famille de créateurs qui ne jouent pas pour la « gagne » mais pour la joie, pour faire partie de la famille des joyeux où tout le monde a sa place du grand artiste au petit, à condition de le désirer bien sûr, comme la petite fille sur la photo. Carse nous pousse à devenir des créateurs en mode infini.

En jeu fini, on doit faire le jeu des galeries, des éditeurs, des critiques, avoir une stratégie pour jouer au mieux. Ça ne veut pas dire que quand on publie ou qu’on expose, on ne peut le faire dans cette idée de la joie. C’est plutôt quand il s’agit de gagner contre l’autre ou les autres qu’on est en jeu fini, alors qu’en jeu infini, on progresse avec les autres, accompagné par eux. L’esprit du jeu infini est d’accueillir le maximum de monde dans le jeu. L’ouverture.

On peut jouer un jeu infini à l’intérieur d’un jeu fini, quand Picasso crée Guernica, je tiens l’histoire d’Anne Savelli, il vit avec Dora Maar, elle est une photographe et une peintre connue, chaque soir elle éclaire la toile avec ses projecteurs et montre les lignes de force du tableau, des lignes sombres que Picasso utilise pour renforcer sa composition, elle contribue aussi à sa décision d’abandonner temporairement la couleur pour le noir et blanc, et pourtant, peu de gens connaissent cette coopération entre artistes, ne reste plus qu’un monument à la gloire de Picasso, en mode jeu fini. La joie de la création à deux, c’était ça le jeu infini.

Quand on anime un atelier d’écriture, on sent ce plaisir de chacun mis dans sa créativité, chacun à son tour prend sa place dans la longue litanie des créateurs. Les plus grands artistes créant une émulation, mais chacun progressant par rapport à soi-même.

J’ai en tête Maurizio Cattelan, un plasticien contemporain, qui a vendu plus de quinzemillions d’euros une sculpture d’Hitler à genoux, Him, montrée dans le très beau film d’Agnès Varda, Ydessa, les ours, et etc. MC était épuisé par la pression permanente du jeu fini dans lequel il réussissait pourtant, mais il s’est arrêté d’apparaître pendant cinq ans sur la scène publique. Le jeu infini doit pouvoir évoluer pour qu’il puisse continuer ; l’envie de créer, le plaisir enfantin, la joie ne pas s’éteindre.

La joie est dans le jeu infini ou dans la part d’infini inscrite dans le jeu fini.

Duchamp dit qu’en Europe, il craignait l’influence de la racine sur lui, qu’il voulait s’en débarrasser. C’est dans sa première période américaine, qu’il a pu vivre cette absence de pesanteur. Et qu’il s’est autorisé à nommer ses œuvres du terme de ready-made. À la fin de sa vie, il a dit dans un entretien (cité par Nicolas Bourriaud dans Radicant), « j’étais dans un bain agréable puisque je pouvais nager tranquillement, tandis qu’on ne peut pas nager tranquillement quand il y a trop de racines ».

La joie va avec ce sentiment de légèreté, de nager au-dessus des racines. N’est-ce pas ce que cette image de la petite fille nous évoque, la cambrure de la danseuse, le risque du déséquilibre, les yeux fermés sur ce qu’on ressent, l’éphémère de la situation. Rien de certain dans cet acte, juste l’élan non réfréné. Ce qu’une petite fille ne doit pas faire au musée, elle l’ose.

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