La barrière n’avait pas toujours été bleue, elle n’avait pas toujours été cette barrière-là, on peut même dire que la maison n’avait pas toujours orienté sa sortie principale vers cet axe débouchant sur la rue de B., ou plus exactement que durant quelques décennies, on ne sait combien au juste, le chemin lui-même n’avait plus existé, pris dans les poireaux et les salades du potager voisin. Dans ces temps, la maison avait pris l’allure d’une Allemagne qui se serait coupée de son arrière-pays, sauf que c’était sur la façade avant que la maison avait perdu son Elbe. Un soir d’été, juste après la pluie, la terre sentait cette odeur de céleri si intense qu’elle reste présente en nez très longtemps, un voyageur apparut dans cet espace qu’on n’appelait pas, ni plus, le chemin, arpentant le terrain voisin, peut-être son métier, arpenteur. A le voir faire, n’importe qui se serait demandé qui était ce quidam et ce qu’était son but. Il avait emprunté l’allée cimentée ornée d’arceaux métalliques, qui serait venu couper à angle droit le précédent ou le futur chemin, si l’un ou l’autre avait été là. L’étranger se penchait fort en avant pour allonger la foulée, métrant ainsi la distance qui séparait deux tilleuls, chacun de ses pas semblant souligner l’incongruité de l’alignement de ces deux arbres le long de la rue, poussant en enfilade au fond de la parcelle. Plantés à cinq mètres l’un de l’autre, les majestueux Tilia ne semblaient d’aucune utilité, ne servaient de piliers à aucun portail, ils constituaient là une énigme dont l’homme ne savait rien, comment aurait-il pu se douter qu’ils taisaient une barrière-fantôme.
Une dizaine d’années après cette scène, les tilleuls trônaient toujours, ils avaient gagné la partie. Le petit J.-L. n’avait pas connu le plaisir d’y grimper, puisqu’ils firent la culbute passant d’une propriété à l’autre avant son arrivée. Un jour, il se trouva d’un côté du nouveau mur, du côté où il n’y avait pas d’arbres. C’était au printemps, il tentait vainement de s’accrocher aux grilles pour contempler l’horizon, le bleu pâle des barrières l’agitait comme une muleta, sans qu’il puisse se prendre pour Manolete, ce jeune toréador du début d’un siècle, même si l’envie ne lui en manquait pas. C’était l’histoire du moment, être trop petit pour escalader, trop petit pour voyager de l’autre côté. Et quand on s’appelle Grand quelque chose, cela doit être rageant. Pourtant, nulle colère en lui, il portait sur ses traits cette joie d’être, qui remporte à coups sûrs les concours d’amitiés, -à lui la promesse de bonnes blagues entre copains à l’école, les quatre-cent coups d’adolescents-, qu’on décelait dans son sourire, la qualité fondamentale. Il l’avait déjà ce jour-là. De cette frontière nouvelle qui le dominait, la haute grille, il allait à l’assaut, comme pour la première fois le voyageur débarque dans le Nouveau monde. Il ne lui faudrait pas longtemps pour se maintenir sur la pointe des pieds sur le mur. De lui, plus tard, on conserverait l’image éphémère dans les buissons de roses. D’un blond roux, le visage semé de tâches orange, le garçonnet aurait pu être l’apparition d’une Gilberte dans le Parc de Guermantes ; et même s’il ne se trouvait de l’autre côté aucun petit narrateur pour frémir des effets de son regard de lapis-lazuli au ton sombre, son spectre caché dans les feuillages odoriférants hanterait longtemps le lieu, surimpression fugace dans le passage des moments.
De l’autre côté de la barrière, la nationale grondait, klaxons, brouhaha des autos, hivers comme étés, la cadence infernale des tournées, entrées, sorties d’usine, puis la transhumance des voyageurs aux bras pâles, direction le Sud. Celle-là avait commencé après les congés payés, années trente, y avait-il déjà une barrière, peut-être juste une clôture, toute simple, un grillage et une porte, une auto devant franchir la grille, l’ouverture devait être à doubles battants. En sortant à droite, on longeait quelques commerces, une boulangerie, une boucherie, et un Tante-Emma, -le mot désignait une quincaillerie dans la famille-, qui s’étaient mis à distance de la route pour que les chalands puissent librement aller et venir. Côté gauche sans trottoir, commençait la succession des maisons, toutes construites dans les années vingt et trente, sauf un peu plus loin le château M., une maison de maître du dix-neuvième siècle. Sa propriétaire avait cédé ses terres par lots pour ces nouveaux arrivants qui faisaient construire après avoir quitté les Maisons Peugeot. C’était une autre forme de transhumance, on logeait d’abord près des Usines, puis, monté dans la hiérarchie, on s’installait dans les beaux quartiers, dans cette ville-là, ne s’en trouvait qu’un et c’était là. En une dizaine d’années, le migrant passait de la location à la propriété, signe qu’il était arrivé et qu’il allait rester. Dans la grande demeure, une grande dame, Mme C., grand-mère esseulée, qui s’était prise d’amitié pour une des filles de la maison et venait parfois la raccompagner jusqu’au portail. C’est le souvenir de la balançoire qui est resté dans la famille, seulement ça, le mot « balancelle », dans le parc.
Sur l’image, par le portail entrouvert, on distingue de l’autre côté de la rue, une autre maison, lilliputienne, et dans la courette qui la jouxte, deux femmes de petite taille, l’une est la mère, l’autre sa fille qui rentre de voyage, elles se ressemblent. La plus jeune tient par la main un petit garçon, de l’autre sa valise, d’où la supposition qu’elle revient. Son maintien est étrange, elle baisse la tête, sa mère semble lui parler de manière animée. On ne sait pas si le photographe se doutait de la prise qu’il faisait, parfois on croit prendre juste l’ombre d’un angle sur un mur, qui ressort sur la photo argentique, mais ici, on a capté quelque chose d’une vie privée, un instantané. Une mère, sa fille adulte et le fils de celle-ci, petit garçon fluet. La photo n’a pas le son, pourtant les bras rigides le long du corps, le cou tendu de la mère, la bouche ouverte un peu tordue, tout indique qu’un événement advient. Si important que personne de la scène ne voit qu’il est observé, la vie privée privée de regard sur le monde, un entre soi, trois personnages qui ne se savent pas l’objet d’une représentation. La maison est grise, de ces crépis tristes qu’on faisait dans les années cinquante, peut-être est-il coloré, mais le papier brillant ne peut indiquer que ce qu’il sait rendre, une nuance entre le noir et le blanc. Dans la courette, pas d’arbre, pas de fleurs, une barrière au plus simple, tout va à l’économie dans ce décor. La photo aurait dû être rendue à ses légitimes sujets, car finalement de la barrière elle ne dit pas grand-chose, juste l’entrebâillement, c’est l’indiscrétion d’un arrière-plan qui en est l’objet, qui même si la scène du fond est un peu floue n’en révèle pas moins la force de cet étrange ballet à trois corps.
Je n’irai plus jamais au bout du chemin, la maison a été vendue depuis si longtemps, je ne sais même pas s’il existe encore. Viens d’aller sur Google Maps Street View pour mesurer les transformations, la rue de B. à cet endroit-là a eu raison des tilleuls, du portail, ne reste que le chemin et le bitume. Les maisons à l’arrière, celles qui portaient beau, qu’on admirait à distance sont à présent cachées par l’abri d’un parking de voitures d’occasion, un hangar de grande taille. On peut lire sur un kakemono « Ventes V.O., Occasions », ce que veut dire V.O. ?, dans mon vocabulaire c’est « version originale », mais je doute que ce soit le même film, et sur la grosse enseigne « Occasions sélectionnées ». A l’endroit de l’ancienne maison du voisin transformée en bureau de vente, sur une pancarte, le slogan, « A la S.A.R.L. G., L’occasion, c’est Transparent » : l’espace entre « c’est » et » transparent » est plus long, créant une sorte d’hésitation bienvenue. L’entreprise florissante occupe les trottoirs sur plus de dix mètres, on distingue sur une des photos du moteur de recherche quelques arbres de l’ancien verger à l’arrière. Le vendeur d’occasions a pris tellement ses aises, qu’il a même garé ses autos de l’autre côté du chemin. Ne reste plus que la boulangerie, qui s’appelle aujourd’hui La Visu…, écrite en lettres de néons, le u n’est pas très lisible, en fait c’est Visit…. qui est écrit, mais la pointe du t a été oubliée, je lis aussi le nom du propriétaire sur le néon, Didier G., un nom qui sonne anglais. A droite de la vitrine, sur le mur mitoyen, deux mots « Pain », « Traiteur », et à la place de la boucherie, un restaurant sans nom, pas très engageant, qui semble fermé. Plus de trace du portail et plus de trace de moi juchée dessus, à compter les voitures, à deviner d’où elles viennent, rien de familier chez ces gens qui passent, je n’habite pas un village, mais un gros bourg, une ville industrielle dont le mouvement est de croître. Repères mouvants recomposant sans cesse le plan sans se soucier de l’effacement des lieux. Je le sais que l’activité et le commerce finissent toujours par gagner, je le sais.
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ce texte a été publié sur anthropia # blog en juillet 2013
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oeuvre photographique de carsten höller
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crédit photo christine simon