J’ai eu vingt ans en 1975 [1], « Marie, en bonne Suissesse, aimait les fleurs » (A. Gide), c’est de ma grand-mère que je veux parler, née à Champion (CH) en 1902, une Suisse, n’aime pas le mot « Suissesse », prénom : Ida, petite femme d’un mètre soixante, à nous deux on couvre plus d’un siècle, et pourquoi moi n’ai jamais eu envie d’avoir eu vingt ans dans les années quarante, ni les vingt, jamais, qu’est-ce qui a changé depuis ma grand-mère ?, le rapport à, l’âge, elle a eu vingt ans en 1922, dans ce pays de Montbéliard, famille nombreuse, neuf enfants vivants, n’a jamais parlé de son âge, s’est résignée à soixante ans, le sexe, a fêté Pâques avant les Rameaux [2] qu’elle disait en riant, mon autorisation, puis s’est contentée de compter ses maîtresses, la Polonaise, une grande scène en schweizerdeutsch quand je commençais l’allemand première langue, la fécondation, a eu son premier enfant à 23 ans, ma mère à 25, moi à 29, ma filleule à 35, question de liberté et aujourd’hui de carrière, pour dire « enceinte », elle disait « elle est dans un autre état », j’ai essayé de lui faire dire le mot, a toujours refusé, le corps, le corset, jusque dans les soixante dans ma province, à Paris envoyé valdingué depuis longtemps, mais là, elle a soixante ans, le corps libéré, des hanches précises, l’hygiène, l’eau froide au robinet, la corvée des lessives à la main, pas de petits microbes dans son imaginaire, comme dans le nôtre, quand la pub TV nous rend TOQ par ses petits monstres invisibles qui hantent les poignées des réfrigérateurs, elle se savonne le visage à la savonnette Lux et à l’eau froide chaque matin, toujours un beau teint rose, même sur sa peau ridée, se baigne longtemps dans un bac de zinc, elle dit « baquet », l’eau chaude tirée à la louche dans le réservoir de la cuisinière à bois, avant la salle de bain tardive, la machine à laver, arrivée en 1962, la musique, « Elle avait de tous petits petons, Valentine », « Elle vendait des petits rubans », « La grande caissière du Grand café », les paroles des opéras/rettes qu’elle me chantait en suspendant le linge, un peu de Boris Vian, les vieilles voix sur Radio Sottens, et puis l’arrivée des « B.atles » (sic), elle aimait leur musique, on riait avec mes frères, on lui faisait répéter le mot, rien que pour le plaisir, « B.atles », l’alimentation, ses poules au poulailler, les p’tits cocos, mangeait spartiate la semaine, mais les trois viandes des festins du dimanche, la langue de bœuf, le pot-au-feu et puis le veau, les repas de cinq heures, comme un enchaînement obligatoire (rituel de la ferme, la ferme brûlée depuis longtemps, ils vivaient dans leur maison neuve, grand-père reconverti), et nous éteints au moment du Yahtzee, un coup de dé jamais, les vêtements, la couleur des, le camaïeu de gris, s’achetait peu souvent des choses, mais de belles choses, sacs à mains, gants, manteaux, chapeaux, chaussures, chemisiers fins, jupes droites noires, qui duraient longtemps, « la qualité ça dure longtemps, il vaut mieux mettre le prix », ai gardé ça d’elle pour quelques essentiels, porté longtemps son manteau d’astrakan à petites boucles à l’anglaise, sur moi ça faisait veste, mon vintage, n’aimait pas l’astrakan aplati en arabesques à la française, la hiérarchie, elle derrière son mari à le servir à table, sa petite voix devant le gendre, et moi dans la manif à crier « oui, papa, oui, chéri, oui patron, y en a marre », souvent elle se moquait, de lui, elle faisait sa Française, elle assurait le rôle mais n’en pensait pas moins, la photo, elle, raide d’une étrange étrangeté, parce que suisse ou mal dans ce monde « moderne », jamais su, peut-être le côté officiel, la modernité, elle n’aimait pas les robots de cuisine, faisait la purée avec son moulin à purée manuel (on dit « presse-purée »), un sujet de conflit avec sa fille, l’automobile, en ont-ils jamais possédé une, ont acheté une auto au gendre, la 203, le grand-père avait encore une charrette, dessus, il avait amené en Suisse des enfants juifs durant la guerre, tractée par un cheval, ma grand-mère prenait le bus ou marchait, elle aimait faire attendre quand on venait la cueillir en voiture, son côté princesse, inconsciente de son retard, de ce que le retard nous énervait, parce qu’il fallait tout tirer à quatre épingles, son uniforme du dimanche, le temps, son sens à elle du timing, sa pendule était fantaisiste, celle de ma mère avançait toujours, pour ne pas être en retard, louchait-elle derrière sa mère, la langue, ses proverbes, « cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire », « comme on fait son lit, on se couche », cherchait toujours la langue précieuse, se plantait, mon héritage, et ce qu’elle écrivait dans son agenda noir, ses souvenirs d’Amérique, soi, qu’est-ce qui lui parvenait de « soi » quand elle mangeait l’orange, la déshabillant par quartiers, chaque soir devant son journal à l’heure où le mari appelait, viens au lit, les modes, elle aimait la mode, années folles, Joséphine, « J’ai deux amours », sa voix grimpait bien, a raccourci ses jupes à chaque époque, s’est arrêtée au-dessus du genou, son goût pour la mode garçonne, a suivi à zazou, un côté Bowie avant l’heure, avait eu aussi ces chaussures à grands rubans sur le dessus pour son mariage, comme l’autre grand-mère, et regardait toujours mes trucs flower power avec étonnement. Pas assez sobres pour elle.