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À l’interface


Il y a deux ans, j’ai découvert les vases communicants. Fondés par Scriptopolis et le tiers livre, ces échanges croisés de textes et d’images entre sites ou blogs sont un rendez-vous littéraire original une fois par mois.

Si vous n’avez pas encore essayé et d’autant plus si vous connaissez déjà, découvrez les créations de ce mois grâce au programme tenu avec vigilance par Brigitte Célérier.

Pour ce mois de septembre, je me suis lancée en invitant Françoise Gérard, @Leventquisouffl sur Twitter, qui a gentiment accepté d’échanger textes et images avec moi, proposant les mots « seuil/passage/porte » pour thème. Vous pouvez lire ci-dessous son texte « A l’interface » et sur son blog Le Vent qui souffle mon Torii photographique. Bonne lecture !


À l’interface

Au pied de cet immeuble-miroir, j’attends, je ne sais qui, je ne sais quoi. Pour passer le temps, je regarde les passants qui me frôlent si vite que je ne saisis jamais leur regard qui se relève comme pour mieux éviter le mien vers la façade miroitante de l’immeuble.

Les passants n’attendent pas, ils passent.

Au pied de cet immeuble-miroir, même si je n’ai jamais fait dans ma vie que passer, je ne passe pas, j’attends. J’attends que le temps passe.

Et je regarde.

Je regarde la fragmentation de carrés et de rectangles réfléchissants qui se découpent à la surface de l’immeuble. Je réfléchis.

Mes pensées sont réfléchies par la surface miroitante de l’immeuble.

J’essaie de deviner l’origine intérieure ou extérieure des images déformées que me renvoie l’immeuble. Je crois deviner les contours d’un jardin, de la faïence blanche, un lampadaire, un réverbère... Mes pensées sont floues comme ces images.

Mes pensées ressemblent à des images fragmentées, déformées, décolorées...

Je regarde défiler mes pensées floues sur la surface miroitante de l’immeuble.

Je les regarde comme un voyageur regarderait le paysage à la fenêtre d’un train.

Je suis dans le train de ma vie mais ce sont les images de ma vie que je vois défiler à l’extérieur comme un paysage, la vitesse les rend floues...

Dans ce train à grande vitesse qui roule en traversant le paysage flouté de ma vie, j’attends.

J’attends que le temps, que le train passe.

J’attends la fin du voyage, quand le train s’arrêtera...

J’attends d’être arrêtée dans ma course quand le flux du temps aura cessé pour moi-même et que je ne serai plus qu’un point fixe dans un angle mort...

Entre deux mondes...

Entre.

Invitation. Hésitation.

Non. Je ne peux. Je voudrais, mais je ne peux, jeune je ne peux.

Seuil. Seule. Sur, à la porte, dehors, hors.

Horde. Hors de moi.

Horde... de curieux.

Curieusement.

Je ne sais jeune je ne sais plus.

J’ai perdu, perduré, duré, enduré, jours heureux, heures perdues, dures, si dures...

Doux, l’ici-maintenant, à l’abri, sur le seuil, entre deux, hors du monde, or...

Je m’égare.

Je veux, je voudrais, je cherche, je fuis, je suis, non, je ne suis pas, je ne vous suis pas, je ne suis pas

la même route que...

Je ne comprends pas, pourtant...

Le temps, tant de mots, tant de morts sur cette route que je ne suis pourtant pas !

Pas maintenant, plus maintenant...

Je ne joue plus depuis longtemps.

Plus à ce je(u)...

Retirée, envolée, évaporée ! J’ai appris, je me suis exercée, je suis devenue habile, je ne retiens plus l’attention, je ne fais plus attention.

Je me suis entraînée dans le train de l’indifférence, je me suis indifférenciée.

Je retiens ma respiration, je m’asphyxie.

Je m’éteins.

Je passe à travers les regards que je n’arrête plus depuis longtemps.

ils sont là

en abyme

déposés à la surface de la vitre, dans sa (leur) transparence, signes-échos de la lumière, épiphanie-récit d’un avant (avant ici-maintenant)/avent (déploiement à venir)

devant-derrière-sur les côtés encerclée de lumière je suis, à l’infini, ad aeternam et saecula saeculorum ! Lux fiat !

diffraction, dispersion des photons-flocons dans la sphère de l’Univers un instant, un seul instant arrêtés à la surface de cet écran transparent qui accueille pour moi cette configuration de rayons unique mais semblable à d’autres car sur d’autres vitres, ailleurs, mais toujours à cet instant unique et parfois inoubliable même si en partie oublié même si dans l’oubli d’un trou noir l’instant toujours tombe

ici, maintenant, ce déploiement (pour soi, pour moi) – déroulement du spectacle (en soi, en moi) des reflets soyeux, joyeux, chatoyants, colorés, diffractés, absorbés par les formes de la vie, de la ville où je ne suis plus !

je peux théoriquement penser l’écart qui sépare mon regard ici-maintenant du big-bang là-bas partout + le temps qu’il a fallu au rayonnement fossile pour se dégager du presque-néant, je le peux en principe et par délégation depuis les découvertes d’Einstein et de Planck

dans la chambre noire de mon ignorance, reflets

je vois des regards vides venus d’ailleurs, ils passent et me traversent et ne vont

je ne vais, nous n’allons

nulle part

car dans l’oubli d’un trou noir l’instant toujours tombe

Tombe.

Encore un pas à franchir, un seul.

Entre la vie et la mort.

A l’interface.

Ouvrir une porte symbolique, et...

Passer entre les mondes.

Trépasser...

Passer entre les traits de la plume, entre les lignes, se raccrocher au fil, ne pas...

Glisser, tomber, biffer, raturer, se raturer, se retirer, ne plus...

Ne plus jamais passer

Jamais

Ce seuil

Cette porte des vivants

Plus jamais.

A travers ce mur de verre seulement, comme un reflet.

Comme l’ombre d’un reflet.

Passer entre les tombes.

Car dans l’oubli d’un trou noir l’instant toujours tombe.


Texte : Françoise Gérard
Photo : Christine Simon

écrit ou proposé par Christine Simon
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 5 septembre 2024 et dernière modification le mercredi 21 janvier 2015
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