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Isidore Ducasse (Comte de Lautréamont)


CHANT TROISIÈME (extrait)

« Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue à l’extrémité d’une tringle, balançait sa carcasse au fouet des quatre vents, au-dessus d’une porte massive et vermoulue. Un corridor sale, qui sentait la cuisse humaine, donnait sur un préau, où cherchaient leur pâture des coqs et des poules, plus maigres que leurs ailes. Sur la muraille qui servait d’enceinte au préau, et située du côté de l’ouest, étaient parcimonieusement pratiquées diverses ouvertures, fermées par un guichet grillé. La mousse recouvrait ce corps de logis, qui, sans doute, avait été un couvent et servait, à l’heure actuelle, avec le reste du bâtiment, comme demeure de toutes ces femmes qui montraient chaque jour, à ceux qui entraient, l’intérieur de leur vagin, en échange d’un peu d’or. J’étais sur un pont, dont les piles plongeaient dans l’eau fangeuse d’un fossé de ceinture. De sa surface élevée, je contemplais dans la campagne cette construction penchée sur sa vieillesse et les moindres détails de son architecture intérieure. Quelquefois, la grille d’un guichet s’élevait sur elle-même en grinçant, comme par l’impulsion ascendante d’une main qui violentait la nature du fer : un homme présentait sa tête à l’ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules, sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisait suivre, dans cette extraction laborieuse, son corps couvert de toiles d’araignées. Mettant ses mains, ainsi qu’une couronne, sur les immondices de toutes sortes qui pressaient le sol de leur poids, tandis qu’il avait encore la jambe engagée dans les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posture naturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux, dont l’eau savonnée avait vu s’élever, tomber des générations entières, et s’éloignait ensuite, le plus vite possible, de ces ruelles faubouriennes, pour aller respirer l’air pur vers le centre de la ville. Lorsque le client était sorti, une femme toute nue se portait au dehors, de la même manière, et se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les poules accouraient en foule des divers points du préau, attirés par l’odeur séminale, la renversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface de son corps comme un fumier et déchiquetaient, à coups de bec, jusqu’à ce qu’il sortît du sang, les lèvres flasques de son vagin gonflé. Les poules et les coqs, avec leur gosier rassasié, retournaient gratter l’herbe du préau ; la femme, devenue propre, se relevait, tremblante, couverte de blessures, comme lorsqu’on s’éveille après un cauchemar. Elle laissait tomber le torchon qu’elle avait apporté pour essuyer ses jambes ; n’ayant plus besoin du baquet commun, elle retournait dans sa tanière, comme elle en était sortie, pour attendre une autre pratique. À ce spectacle, moi, aussi, je voulus pénétrer dans cette maison ! J’allai descendre du pont, quand je vis, sur l’entablement d’un pilier, cette inscription, en caractères hébreux : « Vous, qui passez sur ce pont, n’y allez pas. Le crime y séjourne avec le vice ; un jour, ses amis attendirent en vain un jeune homme qui avait franchi la porte fatale. » La curiosité l’emporta sur la crainte ; au bout de quelques instants, j’arrivai devant un guichet, dont la grille possédait de solides barreaux, qui s’entre-croisaient étroitement. Je voulus regarder dans l’intérieur, à travers ce tamis épais. D’abord, je ne pus rien voir ; mais, je ne tardai pas à distinguer les objets qui étaient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil qui diminuait sa lumière et allait bientôt disparaître à l’horizon. La première et la seule chose qui frappa ma vue fut un bâton blond, composé de cornets, s’enfonçant les uns dans les autres. Ce bâton se mouvait ! Il marchait dans la chambre ! Ses secousses étaient si fortes, que le plancher chancelait ; avec ses deux bouts, il faisait des brèches énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu’on ébranle contre la porte d’une ville assiégée. Ses efforts étaient inutiles ; les murs étaient construits avec de la pierre de taille, et, quand il choquait la paroi, je le voyais se recourber en lame d’acier et rebondir comme une balle élastique. Ce bâton n’était donc pas fait en bois ! Je remarquai, ensuite, qu’il se roulait et se déroulait avec facilité comme une anguille. Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit. Quelquefois, il l’essayait, et montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet. Il faisait des bonds impétueux, retombait à terre et ne pouvait défoncer l’obstacle. Je me mis à le regarder de plus en plus attentivement et je vis que c’était un cheveu ! Après une grande lutte, avec la matière qui l’entourait comme une prison, il alla s’appuyer contre le lit qui était dans cette chambre, la racine reposant sur un tapis et la pointe adossée au chevet. Après quelques instants de silence, pendant lesquels j’entendis des sanglots entrecoupés, il éleva la voix et parla ainsi : « Mon maître m’a oublié dans cette chambre ; il ne vient pas me chercher. Il s’est levé de ce lit, où je suis appuyé, il a peigné sa chevelure parfumée et n’a pas songé qu’auparavant j’étais tombé à terre. Cependant, s’il m’avait ramassé, je n’aurais pas trouvé étonnant cet acte de simple justice. Il m’abandonne, dans cette chambre claquemurée, après s’être enveloppé dans les bras d’une femme. Et quelle femme ! Les draps sont encore moites de leur contact attiédi et portent, dans leur désordre, l’empreinte d’une nuit passée dans l’amour… » Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plus d’énergie !… « Pendant que la nature entière sommeillait dans sa chasteté, lui, il s’est accouplé avec une femme dégradée, dans des embrassements lascifs et impurs. Il s’est abaissé jusqu’à laisser approcher, de sa face auguste, des joues méprisables par leur impudence habituelle, flétries dans leur séve. Il ne rougissait pas, mais, moi, je rougissais pour lui. Il est certain qu’il se sentait heureux de dormir avec une telle épouse d’une nuit. La femme, étonnée de l’aspect majestueux de cet hôte, semblait éprouver des voluptés incomparables, lui embrassait le cou avec frénésie. » Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plus d’énergie !… « Moi, pendant ce temps, je sentais des pustules envenimées qui croissaient plus nombreuses, en raison de son ardeur inaccoutumée pour les jouissances de la chair, entourer ma racine de leur fiel mortel, absorber, avec leurs ventouses, la substance génératrice de ma vie. Plus ils s’oubliaient, dans leurs mouvements insensés, plus je sentais mes forces décroître. Au moment où les désirs corporels atteignaient au paroxysme de la fureur, je m’aperçus que ma racine s’affaissait sur elle-même, comme un soldat blessé par une balle. Le flambeau de la vie s’étant éteint en moi, je me détachai, de sa tête illustre, comme une branche morte ; je tombai à terre, sans courage, sans force, sans vitalité ; mais, avec une profonde pitié pour celui auquel j’appartenais ; mais, avec une éternelle douleur pour son égarement volontaire !… » Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plus d’énergie !… « S’il avait, au moins, entouré de son âme le sein innocent d’une vierge. Elle aurait été plus digne de lui et la dégradation aurait été moins grande. Il embrasse, avec ses lèvres, ce front couvert de boue, sur lequel les hommes ont marché avec le talon, plein de poussière !… Il aspire, avec des narines effrontées, les émanations de ces deux aisselles humides !… J’ai vu la membrane des dernières se contracter de honte, pendant que, de leur côté, les narines se refusaient à cette respiration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucune attention aux avertissements solennels des aisselles, à la répulsion morne et blême des narines. Elle levait davantage ses bras, et lui, avec une poussée plus forte, enfonçait son visage dans leur creux. J’étais obligé d’être le complice de cette profanation. J’étais obligé d’être le spectateur de ce déhanchement inouï ; d’assister à l’alliage forcé de ces deux êtres, dont un abîme incommensurable séparait les natures diverses » Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plus d’énergie !… « Quand il fut rassasié de respirer cette femme, il voulut lui arracher ses muscles un par un ; mais, comme c’était une femme, il lui pardonna et préféra faire souffrir un être de son sexe. Il appela, dans la cellule voisine, un jeune homme qui était venu dans cette maison pour passer quelques moments d’insouciance avec une de ces femmes, et lui enjoignit de venir se placer à un pas de ses yeux. Il y avait longtemps que je gisais sur le sol. N’ayant pas la force de me lever sur ma racine brûlante, je ne pus voir ce qu’ils firent. Ce que je sais, c’est qu’à peine le jeune homme fut à portée de sa main, que des lambeaux de chair tombèrent aux pieds du lit et vinrent se placer à mes côtés. Ils me racontaient tout bas que les griffes de mon maître les avaient détachés des épaules de l’adolescent. Celui-ci, au bout de quelques heures, pendant lesquelles il avait lutté contre une force plus grande, se leva du lit et se retira majestueusement. Il était littéralement écorché des pieds jusqu’à la tête ; il traînait, à travers les dalles de la chambre, sa peau retournée. Il se disait que son caractère était plein de bonté ; qu’il aimait à croire ses semblables bons aussi ; que pour cela il avait acquiescé au souhait de l’étranger distingué qui l’avait appelé auprès de lui ; mais que, jamais, au grand jamais, il ne se serait attendu à être torturé par un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il après une pause. Enfin, il se dirigea vers le guichet, qui se fendit avec pitié jusqu’au nivellement du sol, en présence de ce corps dépourvu d’épiderme. Sans abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne serait-ce que comme manteau, il essaya de disparaître de ce coupe-gorge ; une fois éloigné de la chambre, je ne pus voir s’il avait eu la force de regagner la porte de sortie. Oh ! comme les poules et les coqs s’éloignaient avec respect, malgré leur faim, de cette longue traînée de sang, sur la terre imbibée ! » Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d’énergie !… « Alors, celui qui aurait dû penser davantage à sa dignité et à sa justice, se releva, péniblement, sur son coude fatigué. Seul, sombre, dégoûté et hideux !… Il s’habilla lentement. Les nonnes, ensevelies depuis des siècles dans les catacombes du couvent, après avoir été réveillées en sursaut par les bruits de cette nuit horrible, qui s’entre-choquaient entre eux dans une cellule située au-dessus des caveaux, se prirent par la main, et vinrent former une ronde funèbre autour de lui. Pendant qu’il recherchait les décombres de son ancienne splendeur ; qu’il lavait ses mains avec du crachat en les essuyant ensuite sur ses cheveux (il valait mieux les laver avec du crachat, que de ne pas les laver du tout, après le temps d’une nuit entière passée dans le vice et le crime), elles entonnèrent les prières lamentables pour les morts, quand quelqu’un est descendu dans la tombe. En effet, le jeune homme ne devait pas survivre à ce supplice, exercé sur lui par une main divine, et ses agonies se terminèrent pendant les chants des nonnes… » Je me rappelai l’inscription du pilier ; je compris ce qu’était devenu le rêveur pubère que ses amis attendaient encore chaque jour depuis le moment de sa disparition… Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d’énergie !… « Les murailles s’écartèrent pour le laisser passer ; les nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs, avec des ailes qu’il avait cachées jusque-là dans sa robe d’émeraude, se replacèrent en silence dessous le couvercle de la tombe. Il est parti dans sa demeure céleste, en me laissant ici ; cela n’est pas juste. Les autres cheveux sont restés sur sa tête ; et, moi, je gis, dans cette chambre lugubre, sur le parquet couvert de sang caillé, de lambeaux de viande sèche ; cette chambre est devenue damnée, depuis qu’il s’y est introduit ; personne n’y entre ; cependant, j’y suis enfermé. C’en est donc fait ! Je ne verrai plus les légions des anges marcher en phalanges épaisses, ni les astres se promener dans les jardins de l’harmonie. Eh bien, soit… je saurai supporter mon malheur avec résignation. Mais, je ne manquerai pas de dire aux hommes ce qui s’est passé dans cette cellule. Je leur donnerai la permission de rejeter leur dignité, comme un vêtement inutile, puisqu’ils ont l’exemple de mon maître ; je leur conseillerai de sucer la verge du crime, puisqu’un autre l’a déjà fait… » Le cheveu se tut… Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d’énergie !… Aussitôt le tonnerre éclata ; une lueur phosphorique pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré moi, par je ne sais quel instinct d’avertissement ; quoique je fusse éloigné du guichet, j’entendis une autre voix, mais, celle-ci rampante et douce, de crainte de se faire entendre : « Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi… tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! je te replacerai parmi les autres cheveux ; mais, laisse d’abord le soleil se coucher à l’horizon, afin que la nuit couvre tes pas… je ne t’ai pas oublié ; mais, on t’aurait vu sortir, et j’aurais été compromis. Oh ! si tu savais comme j’ai souffert depuis ce moment ! Revenu au ciel, mes archanges m’ont entouré avec curiosité ; ils n’ont pas voulu me demander le motif de mon absence. Eux, qui n’avaient jamais osé élever leur vue sur moi, jetaient, s’efforçant de deviner l’énigme, des regards stupéfaits sur ma face abattue, quoiqu’ils n’aperçussent pas le fond de ce mystère, et se communiquaient tout bas des pensées qui redoutaient en moi quelque changement inaccoutumé. Ils pleuraient des larmes silencieuses ; ils sentaient vaguement que je n’étais plus le même, devenu inférieur à mon identité. Ils auraient voulu connaître quelle funeste résolution m’avait fait franchir les frontières du ciel, pour venir m’abattre sur la terre, et goûter des voluptés éphémères, qu’eux-mêmes méprisent profondément. Ils remarquèrent sur mon front une goutte de sperme, une goutte de sang. La première avait jailli des cuisses de la courtisane ! La deuxième s’était élancée des veines du martyr ! Stygmates odieux ! Rosaces inébranlables ! Mes archanges ont retrouvé, pendus aux halliers de l’espace, les débris flamboyants de ma tunique d’opale, qui flottaient sur les peuples béants. Ils n’ont pas pu la reconstruire, et mon corps reste nu devant leur innocence ; châtiment mémorable de la vertu abandonnée. Vois les sillons qui se sont tracé un lit sur mes joues décolorées : c’est la goutte de sperme et la goutte de sang, qui filtrent lentement le long de mes rides sèches. Arrivées à la lèvre supérieure, elles font un effort immense, et pénètrent dans le sanctuaire de ma bouche, attirées, comme un aimant, par le gosier irrésistible. Elles m’étouffent, ces deux gouttes implacables. Moi, jusqu’ici, je m’étais cru le Tout-Puissant ; mais, non ; je dois abaisser le cou devant le remords qui me crie : « Tu n’es qu’un misérable ! » Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi… tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! je te replacerai parmi les autres cheveux ; mais, laisse d’abord le soleil se coucher à l’horizon, afin que la nuit couvre tes pas… J’ai vu Satan, le grand ennemi, redresser les enchevêtrements osseux de la charpente, au-dessus de son engourdissement de larve, et, debout, triomphant, sublime, haranguer ses troupes rassemblées ; comme je le mérite, me tourner en dérision. Il a dit qu’il s’étonnait beaucoup que son orgueilleux rival, pris en flagrant délit par le succès, enfin réalisé, d’un espionnage perpétuel, pût ainsi s’abaisser jusqu’à baiser la robe de la débauche humaine, par un voyage de long cours à travers les récifs de l’éther, et faire périr, dans les souffrances, un membre de l’humanité. Il a dit que ce jeune homme, broyé dans l’engrenage de mes supplices raffinés, aurait peut-être pu devenir une intelligence de génie ; consoler les hommes, sur cette terre, par des chants admirables de poésie, de courage, contre les coups de l’infortune. Il a dit que les nonnes du couvent-lupanar ne retrouvent plus leur sommeil ; rôdent dans le préau, gesticulant comme des automates, écrasant avec le pied les renoncules et les lilas ; devenues folles d’indignation, mais, non assez, pour ne pas se rappeler la cause qui engendra cette maladie, dans leur cerveau… (Les voici qui s’avancent, revêtues de leur linceul blanc ; elle ne se parlent pas ; elle se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent en désordre sur leurs épaules nues ; un bouquet de fleurs noires est penché sur leur sein. Nonnes, retournez dans vos caveaux ; la nuit n’est pas encore complètement arrivée ; ce n’est que le crépuscule du soir… O cheveu, tu le vois toi-même ; de tous les côtés, je suis assailli par le sentiment déchaîné de ma dépravation !) Il a dit que le Créateur, qui se vante d’être la Providence de tout ce qui existe, s’est conduit avec beaucoup de légèreté, pour ne pas dire plus, en offrant un pareil spectacle aux mondes étoilés ; car, il a affirmé clairement le dessein qu’il avait d’aller rapporter dans les planètes orbiculaires comment je maintiens, par mon propre exemple, la vertu et la bonté dans la vastitude de mes royaumes. Il a dit que la grande estime, qu’il avait pour un ennemi si noble, s’était envolée de son imagination, et qu’il préférait porter la main sur le sein d’une jeune fille, quoique cela soit un acte de méchanceté exécrable, que de cracher sur ma figure, recouverte de trois couches de sang et de sperme mêlés, afin de ne pas salir son crachat baveux. Il a dit qu’il se croyait, à juste titre, supérieur à moi, non par le vice, mais par la vertu et la pudeur ; non par le crime, mais par la justice. Il a dit qu’il fallait m’attacher à une claie, à cause de mes fautes innombrables ; me faire brûler à petit feu dans un brasier ardent, pour me jeter ensuite dans la mer, si toutefois la mer voudrait me recevoir. Que puisque je me vantais d’être juste, moi, qui l’avais condamné au peines éternelles pour une révolte légère qui n’avait pas eu de suites graves, je devais donc faire justice sévère sur moi-même, et juger impartialement ma conscience, chargée d’iniquités… Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi… tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! je te replacerai parmi les autres cheveux ; mais, laisse d’abord le soleil se coucher à l’horizon, afin que la nuit couvre tes pas. » Il s’arrêta un instant ; quoique je ne le visse point, je compris, par ce temps d’arrêt nécessaire, que la houle de l’émotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone giratoire soulève une famille de baleines. Poitrine divine, souillée, un jour, par l’amer contact des têtons d’une femme sans pudeur ! Âme royale, livrée, dans un moment d’oubli, au crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère, au requin de l’abjection individuelle, au boa de la morale absente, et au colimaçon monstrueux de l’idiotisme ! Le cheveu et son maître s’embrassèrent étroitement, comme deux amis qui se revoient après une longue absence. Le Créateur continua, accusé reparaissant devant son propre tribunal : Et les hommes, que penseront-ils de moi, dont ils avaient une opinion si élevée, quand ils apprendront les errements de ma conduite, la marche hésitante de ma sandale, dans les labyrinthes boueux de la matière, et la direction de ma route ténébreuse à travers les eaux stagnantes et les humides joncs de la mare où, recouvert de brouillards, bleuit et mugit le crime, à la patte sombre !… Je m’aperçois qu’il faut que je travaille beaucoup à ma réhabilitation, dans l’avenir, afin de reconquérir leur estime. Je suis le Grand-Tout ; et cependant, par un côté, je reste inférieur aux hommes, que j’ai créés avec un peu de sable ! Raconte-leur un mensonge audacieux, et dis-leur que je ne suis jamais sorti du ciel, constamment enfermé, avec les soucis du trône, entre les marbres, les statues et les mosaïques de mes palais. Je me suis présenté devant les célestes fils de l’humanité ; je leur ai dit : « Chassez le mal de vos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau du bien. Celui-ci qui portera la main sur un de ses semblables, en lui faisant au sein une blessure mortelle, avec le fer homicide, qu’il n’espère point les effets de ma miséricorde, et qu’il redoute les balances de la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois ; mais, le bruissement des feuilles, à travers les clairières, chantera à ses oreilles la ballade du remords ; et il s’enfuira de ces parages, piqué à la hanche par le buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides entrelacés par la souplesse des lianes et les morsures des scorpions. Il se dirigera vers les galets de la plage ; mais, la marée montante, avec ses embruns et son approche dangereuse, lui raconteront qu’ils n’ignorent pas son passé ; et il précipitera sa course aveugle vers le couronnement de la falaise, tandis que les vents stridents d’équinoxe, en s’enfonçant dans les grottes naturelles du golfe et les carrières pratiquées sous la muraille des rochers retentissants, beugleront comme les troupeaux immenses des buffles des pampas. Les phares de la côte le poursuivront, jusqu’aux limites du septentrion, de leurs reflets sarcastiques, et les feux follets des maremmes, simples vapeurs en combustion, dans leurs danses fantastiques, feront frissonner les poils de ses pores, et verdir l’iris de ses yeux. Que la pudeur se plaise dans vos cabanes, et soit en sûreté à l’ombre de vos champs. C’est ainsi que vos fils deviendront beaux, et s’inclineront devant leurs parents avec reconnaissance ; sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin des bibliothèques, ils s’avanceront à grands pas, conduits par la révolte, contre le jour de leur naissance et le clitoris de leur mère impure. » Comment les hommes voudront-ils obéir à ces lois sévères, si le législateur lui-même se refuse le premier à s’y astreindre ?… Et ma honte est immense comme l’éternité ! » J’entendis le cheveu qui lui pardonnait, avec humilité, sa séquestration, puisque son maître avait agi par prudence et non par légèreté ; et le pâle dernier rayon de soleil qui éclairait mes paupières se retira des ravins de la montagne. Tourné vers lui, je le vis se replier ainsi qu’un linceul… Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi… tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! Il te replacera parmi les autres cheveux. Et, maintenant que le soleil est couché à l’horizon, vieillard cynique et cheveu doux, rampez, tous les deux, vers l’éloignement du lupanar, pendant que la nuit, étendant son ombre sur le couvent, couvre l’allongement de vos pas furtifs dans la plaine… Alors, le pou, sortant subitement de derrière un promontoire, me dit, en hérissant ses griffes : « Que penses-tu de cela ? » Mais, moi, je ne voulus pas lui répliquer. Je me retirai, et j’arrivai sur le pont. J’effaçai l’inscription primordiale, je la remplaçai par celle-ci : « Il est douloureux de garder, comme un poignard, un tel secret dans son cœur ; mais, je jure de ne jamais révéler ce dont j’ai été témoin, quand je pénétrai, pour la première fois, dans ce donjon terrible. » Je jetai, par dessus le parapet, le canif qui m’avait servi à graver les lettres ; et, faisant quelques rapides réflexions sur le caractère du Créateur en enfance, qui devait encore, hélas ! pendant bien de temps, faire souffrir l’humanité (l’éternité est longue), soit par les cruautés exercées, soit par le spectacle ignoble des chancres qu’occasionne un grand vice, je fermai les yeux, comme un homme ivre, à la pensée d’avoir un tel être pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon chemin, à travers les dédales des rues. »

FIN DU TROISIÈME CHANT

écrit ou proposé par Christine Simon
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 30 septembre 2014 et dernière modification le dimanche 12 juillet 2015
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