Quatre ans déjà, je prends une respiration profonde, relâche les muscles, ferme les yeux, et sur mon home cinéma arrivent des silhouettes en couleur, sur l’écran blanc des saynètes s’animent. Son et lumière.
… rentre de l’école, entends ses cris de l’extérieur de la maison, me précipite, escalade le petit escalier de pierre, pousse la lourde porte d’entrée, arrive dans le salon, et la vois perchée sur la table, hurlante, « une souris, une souris », fais la moue, m’approche du mulot, l’attrape par la queue avec une grimace dégoûtée, sors dans la cour, fais le tour de la maison et le jette sur la pelouse sous les fenêtres de la cuisine …
… on part, c’est dimanche matin, très tôt, neige verglaçante partout, mais grand soleil, elle conduit, elle m’emmène à mon match de basket, c’est important, suis minime et elle voudrait que je sois surclassée, ça a lieu du côté de chez grand-père, son côté à elle.
On a quitté la nationale, grimpé la départementale et là on arrive dans le village, on prend le raccourci, on arrive près de ce rétrécissement entre deux maisons, où il faut reculer si une autre auto s’engage en face, on est dans la montée, quand tout à coup la voiture se met à déraper sur le verglas, fait sur les roues un tour complet et puis un second, en chassant, crissements de pneus, la voiture dévale peu à peu la pente qu’on vient d’escalader.
Elle ne s’énerve pas, ne freine pas, ne donne pas de coups de volant brusques, et quand la 403 s’arrête en travers de la rue, sans verglas à cet endroit, elle jette un coup d’œil au rétroviseur, recule encore pour se ménager une plus longue voie d’accélération, repart dans le bon sens, prend de la vitesse comme si de rien n’était, et, grâce à l’élan, franchit les obstacles, ça y est, on est de l’autre côté.
Cette admiration sans borne que j’ai alors eue pour elle …
… suis à mon bureau dans ma chambre, quand la porte s’ouvre brusquement, elle s’approche de moi, se précipite vers les documents posés qu’elle a visiblement déjà regardés, attrape une copie double qui y traînait depuis plusieurs jours, c’est un rêve érotique de Freud, tiré de son Interprétation des rêves, que j’ai recopié, je dois faire un commentaire composé, mais elle ne le sait pas, la seule chose qu’elle dit, c’est quoi ça ?, et je lis les lignes en réalisant peu à peu ce qu’elle imagine, un texte à moi, un fantasme sexuel, et en quoi ça doit la choquer, et je me mets à rire, à rire, et elle, son air décontenancé …
…. viens de terminer ma fiche de révision de géographie de l’URSS, ne parviens pas à me souvenir des chiffres de production agricole, alors je cherche des moyens mnémotechniques, l’un, me le rappelle, c’est C,R,S, 3,2,1, c’est en millions de tonnes, mais ne sais plus aujourd’hui à quoi c correspond, ni r, ni s, ce jour-là, on est à quelques jours du bac, suis fatiguée, plusieurs heures que je révise, et là elle arrive et me tend un verre de jus d’oranges, bourré de pulpe, je comprends qu’elle les a pressées elle-même, et, même si n’en suis pas fan, je le bois en me disant que c’est la première fois qu’elle presse des oranges pour moi, d’habitude, c’est plutôt lui. Voilà, comme ça, sans parole, elle souligne dans le geste et l’importance de l’épreuve et son soutien à sa manière.
A cet instant « vitaminé », mon compteur intérieur se remet à zéro, me sens soutenue comme une sportive de haut niveau, et tant pis pour le reste. Peut-être à cause des oranges pressées qu’ai eu cette note en histoire-géo.

Messages
1. commémore, 28 octobre 2014, 07:19, par Dominique Hasselmann
Concombres, rutabagas, salades... ?
Enchaînement des souvenirs sans dérapage (Freud a dû provoquer beaucoup de réprimandes !).
2. commémore, 28 octobre 2014, 08:36, par Christine Simon
Non, bien au contraire, l’invocation du Nom Freud a tout stoppé.
bisque, bisque, rage