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Chacun a ses clichés sur la ville, d’ailleurs si on croyait tout ce qui s’en dit, personne ne voudrait s’y installer. Quand bien même on les ignore, quand on y emménage, on se sait transgresser un tabou attaché à sa terre ingrate, sa population pauvre et son urbanisme gris. Et on retient d’elle l’image ostracisée et ce qu’on imagine des idées fatalement racistes que les petits blancs développent pour leurs voisins de couleur, et pourtant sur cette terre, quand on s’y implante, ce n’est pas l’impression qui perdure.

On arrive avec l’idée qu’ils ont de la constance, de la conscience, de l’exigence, ceux qui ont sédentarisé là il y a longtemps, et même accepté de prendre la lourde responsabilité d’assumer l’héritage, et on ne peut qu’admirer ces cohortes d’anciens combattants, ces fidèles aux yeux exaltés, de se battre avec l’humble âpreté des jours. On croit d’abord à cette convention, qui met tout le monde d’accord.

Mais ce que ne dit pas le mythe ou les préjugés, ce que cachent les images vite diffusées sur les écrans des journaux parlés, ce que ne disent pas non plus les édiles baissant les yeux avec componction sur leur vertu labellisée, c’est que la ville cultive dans la configuration de ses rues, dans les conversations discrètes des maisons du centre, le secret d’une élection, calfeutrée à l’ombre de son passé glorieux, cachée par la figure des statues de ses héros, qui se fonde sur la sélection d’une garde rapprochée qu’on place à tous les postes-clefs, le corps du pouvoir.

Comment le sait-on, à ces conciliabules des huissiers, qu’on perçoit à l’approche des guichets de la ville, et qui s’éteignent dans un entre soi murmuré, qu’accompagnent des regards de mépris pour celui de passage.

Les vitraux et les toits anciens et quelques programmes aux jardins et patios discrets constituent la matière de cette ville dans la ville, la ville secrète, la parcelle cossue des citoyens faits puissants du simple fait d’y vivre ou qui ont gagné le droit d’y séjourner, parce qu’ils ont été choisis, on ne sait ce qui a été premier.

À quoi le voit-on, à ces plots électriques qui se relèvent pour interdire l’accès à tout véhicule qui n’a pas la carte, à ces longues travées de barres et de tours le long de boulevards bruyants, que la ville historique a repoussées au loin, qui la rendent et précieuse et nantie aux yeux des happy few, dans le contraste même avec l’indigence et la tristesse aux confins de la ville. Elle est scindée en deux, son lieu de privilèges et les quartiers sensibles, zone exempte d’équipements qu’on aime, bibliothèques, médiathèques, tout juste a-t-on prévu des points de chalandise pour les villages excentrés. On a bien sûr organisé la distraction par le sport, n’est-il pas efficace de canaliser les envies de révolte.

En des temps anciens, la ville avait construit une ceinture proche, dans laquelle elle avait planté des arbres, offert quelques commerces, un lieu où elle élevait ses futurs mercenaires, on pouvait donc parler d’une ville avec son rempart, qui protégeait le cœur qu’elle choyait. Mais avec le temps, elle l’a délaissé, préoccupée de son seul périmètre, si bien que beaucoup d’héritiers putatifs ont quitté la ville. Et manque à leurs successeurs le tampon d’autochtone.

Tous les chemins butent donc sur la plateforme excentrée des bus et des parkings, sur les limites de l’espace piétonnier, sur les sens interdits qui proscrivent toute voiture étrangère ; la frontière n’est pas qu’imaginaire, elle dresse un mur sensible à défaut d’être visible.

C’est ainsi qu’une double ville coexiste, que la ville secrète supporte l’anti-ville pour garder son hégémonie, quatre-vingt-dix pour cent de corps et de langues, qui n’ont que le droit de se tenir muets, permettant à l’oligarchie de se reproduire et de protéger ses avantages. Le scandale est là, la ville intramuros a organisé sa citadelle imprenable.


les textes de la lumière, la lumière des textes
chen zhen
crédit photo christine simon

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chen zhen

écrit ou proposé par Christine Simon
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 27 novembre 2014 et dernière modification le lundi 26 décembre 2016
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Messages

  • La "ville intramuros" - citadelle imprenable... par qui ? - n’est pas devenue une simple fiction ?

    Internet permet d’y pénétrer, d’y suivre ses rues et ses propriétés. Les drones la survolent déjà.

    Quel intérêt d’y vivre encore ? Les spectacles sont sur écrans, chacun devant sa machine, hors les murs ou dedans.

    Le pouvoir n’est pas cantonné à un périmètre géographique. L’argent se joue des frontières, les transactions passent par des câbles sous-marins.

    L’Élysée est une fiction (comme le bâtiment de la Bourse), bonne pour des paparazzi payés par le monstre froid lui-même.

    L’oligarchie loge ailleurs, en réalité.

    Il semble que l’on ne soit plus, depuis un certain temps, au Moyen-Âge.

    Voir en ligne : http://hadominique75.wordpress.com

  • Pour décrire ces réalités, Paul Virilio parle de dromosphères, anneaux de vitesse où soi peut être au même instant si proche du bout de la terre, quand le proche est au Moyen-Âge, que tout ça coexiste, mon intention ici de montrer ces villes encore prises sous la ville.
    Ce que ne contredit donc pas ta si juste analyse, Dominique.

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