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Se serait-il assis à ses côtés, déchirant son paquet de Stuyvesant d’un geste impatient, si elle n’avait élu refuge sur le muret d’un de ces cast iron building du Sud de Manhattan pour fumer enfin sa première cigarette depuis la sortie de l’avion.

L’homme est là, dans une chemise hawaïenne rose indien, une casquette blanche de guingois sur sa tête, un pantalon blanc et des chaussures greiges. Trop fluo pour cette fin d’été, au lendemain du Labour Day, à quelques mètres de Ground Zero.

La conversation commence par un de ces instants prévisibles que connaissent les femmes seules dans les rues des grandes villes. La question des origines. Where do you come from. Dans le même mouvement, elle, sommée de se replonger dans le passé et d’en revenir tout à la fois.

Combien de renoncements, de bifurcations, de colères, de choix légers, de décisions absurdes pour amener à cette même heure ces deux-là qui ne se connaissent pas au même endroit le même jour.

Guess where I come from. En répondant guess, elle enclenche le mécanisme. 6 p.m. La machine à séduire se met en marche. Rien à craindre sous l’abri de ciel bleu de Broadway du jeu d’une rencontre sexuée.

Par une sorte de réflexe, elle cueille les micro-signes de la séduction chez l’autre, en prêtant attention à la combinatoire, car seule la combinatoire du désir peut varier, laissée à la créativité, comme on dit ici, du partenaire.

Elle goûte alors l’instant exquis de se retrouver exilée dans les yeux d’un étranger : Turque, Australienne, vous venez de Hollande, non, Allemande, Espagnole. Les mots anglais font défiler les paysages.

Peut-elle provenir de tous ces pays-là. Porte-t-elle les traces de toutes ces cultures en elle. Elle revoit mentalement sa peau de rouquine, ses cheveux foncés, ses pommettes hautes et ses yeux plissés lorsqu’elle sourit. Elle se voit Turque mâtinée Esquimaude – des hordes nordiques n’ont-elles pas déferlé sur les Balkans. Et ne ressemble-t-elle pas à son amie L. d’Utrecht aux Pays-Bas. Quant à Allemande et Espagnole, comment a-t-il deviné les flux qui l’ont irriguée.

Un éclair dans les yeux de l’homme lui rappelle que tout ceci n’est qu’un jeu, qu’on est à Manhattan, Rome de tous les métèques. Elle est une métisse comme n’importe qui ici. Pas de place pour une vanité d’Européenne qui se flatterait d’être le fruit de tant de mélanges.

Guess who I am from. Si seulement le voyage lui faisait oublier qui elle est et d’où elle vient. Mais le désir lu une fraction de seconde dans ses yeux la replonge dans l’atmosphère de son départ en bandoulière. Les relations. Toutes les mêmes partout.

Finalement, il a deviné. French.
Vous venez de France. Irruption du français (foutu).
Oui.
D’où.
De Paris.

C’est maintenant son tour. Elle doit mettre un nom de pays sur les feuilles d’amaranthe détourées, sur les collages d’herbage à fond rose du coton indien de sa chemise. Cet homme est une perruche. Flamboyance. Elle note quelques ridules au coin des yeux, le teint hâlé d’un homme vivant au grand air. Incongruité si près du temple du Nasdaq.

Pour un peu les embruns de la baie remontant la West Street, tournant dans la 10th et redescendant dans Broadway viendraient faire voler la casquette, rabattre ses cheveux sur ses yeux.

Elle le regarde amusée. Elle est toute à la rencontre. Il lui donne un indice qui ne lui sert à rien. Il est instructeur de golf pour enfants. Elle hésite à répondre et donne sa langue au chat. Il dit, Tanger, Maroc.

Si le ciel de New York n’avait été si proche dans ce Sud de fin de soirée, aurait-elle pensé à Paul Bowles et à son Sheltering Sky. Celui-là n’a pourtant rien de son élégance, sauf peut-être la couleur sable de ses espadrilles tressées et la brillance de la peau sur les arêtes dorées de ses bras.

Dès que le mot Tanger est prononcé, Tanger est là, pour elle, le brouhaha de la ville, les odeurs. Dans son regard elle lit la course des enfants accrochés aux basques des touristes dans le souk, les rires gouailleurs de l’insouciance.

Il incarne l’homme sans psyché, adhérant à son corps dans l’immédiateté de la sensualité. Tout à Tanger en même temps qu’il est tout à New York. Et, à peine au fond du double éclat de ses yeux, l’ombre de la soixantaine qu’il faudra bien affronter mais pas aujourd’hui, non pas aujourd’hui.

Tous deux dans la rue, une cigarette aux lèvres et John passe. Hi John. Hi Khalil. Il est ici chez lui. New York et Tanger, mêmes Babylone. Mêmes rues à fleur de sens, même humanité à portée de voix, de main, de langue.

Il manque un nom à son portrait. Mrabet, Khalil Mrabet. Et Paul Bowles s’impose à nouveau. Cinq valises de cuir beige posées l’une sur l’autre, étiquetées de carton. Cinq valises toujours prêtes. A dix-neuf ans à Paris, à vingt-et-un ans à Tanger, plongé dans la musique gnawa, flirtant avec les musiciens de Jajouka et baisant avec Mrabet, Mohamed Mrabet. le conteur, celui que les sites Internet officiels de Paul Bowles ont longtemps ignoré.

Tu t’appelles Khalil Mrabet, c’est vrai ? Est-ce que tu as connu Mohamed Mrabet à Tanger ?
Mohamed ? C’est mon cousin. (Oui, bien sûr).
C’était l’ami de Paul Bowles.
Tu as connu Paul Bowles ? (commençant à y croire).

Khalil Mrabet, Marocain de Tanger vivant depuis trente-cinq ans à New York, instructeur de golf pour enfants, copain de John et fumeur de Stuyvesant, a été, fut un familier de Paul Frédéric Bowles à Tanger. Délice de la rencontre.

Hi Jim. Hi Khalil. C’est Jim qui passe cette fois. Jim a un passé d’héroïnomane et un présent de chiffonnier. Courbé, il avance, des centaines de chiffons torsadés de toutes les couleurs agglutinés les uns aux autres. Juchés sur son dos comme une histoire de famille dont il ne se remettrait pas. Jim est né dans West Village, a pris son premier shoot dans West Village. Il mourra probablement dans West Village. Peut-être d’un accident de rue, en traversant il n’aura pas vu le taxi jaune, caché par ses dread-locks ou par le fardeau arrimé à son épaule. Mais aujourd’hui, Jim n’a pas le temps. Il ne s’arrête pas pour causer. A New York, même les chiffonniers sont pressés.

Mumm, mumm. Khalil Mrabet, hein. La chose est fort belle. La carte de visite. Elle veut vérifier, s’appelle-t-il vraiment Mrabet, mais Mrabet, comme les Dupont du Maroc ou Mrabet comme une rareté, une seule famille à Tanger. Et vraiment son cousin, son cousin germain, parce qu’un autre degré de cousinage ne saurait suffire pour la légitimité de son histoire. Il s’agit de fonder un nouvel épisode de la littérature, ne jamais plaisanter avec ça.

Mohamed Mrabet écrivit .... avec Paul Bowles ; cousin de Khalil, qui l’accompagnait chez Paul, enfant, qui s’est exilé à New York... et qui a revu Paul peu avant sa mort, en mil-neuf-cent-quatre-vingt-dix-huit. C’est ce qu’il dit. C’est plausible. Paul est mort le dix-huit novembre mil-neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf. Khalil l’a vu un an avant son décès.

Khalil poursuit sa tentative de séduction par une invitation au tagine, spectacle oriental, et tutti quanti. Veut-elle y aller, comme ça, pour en savoir davantage, par curiosité, parce que le petit garçon, Khalil, a reçu les hommages de ce Monsieur Paul. Le bad boy dit que non, qu’il n’a jamais avec Paul... qu’il n’aime que les femmes. Mais que son cousin bien sûr, lui, enfin. Pudeur. Et Jane, la femme de Paul, dans tout cela. Il a un haussement des épaules, un sourcil ennuyé. Comme pour une conversation qu’il aurait déjà eue, il y a longtemps, en famille. Parce que tout de même Paul était marié et ses fredaines avec son cousin, ça faisait jaser à la maison, de notoriété publique, le scandale, la sensualité, le livre de Mohamed où il se raconte.

Jane, Khalil évacue la question. Paul et Jane n’avaient rien en commun. Ils n’étaient pas faits pour s’entendre.

Dans la rue qui se fait déserte en cette fin de soirée, Khalil tente une histoire des Mille et Une Nuits à la newyorkaise, pour la retenir, le coup du Mac Nelly, vous connaissez, un homme errant, en longue djellabah, vivant de la charité publique, suppliant pour quelque morceau de pain parmi les enfants mendiants du souk de Tanger. Un homme jeune, blanc, aux longs cheveux gluants. Un Christ errant. Puis un jour il repart vers l’Amérique. Il est venu, il est reparti, figure en mémoire ici dans ces pages. Il quitte Tanger et laisse à Khalil une carte de visite. Mac Nelly. Quand Khalil arrive à New York, il l’appelle de Brooklyn, de chez un de ses oncles qui a émigré là. Il descend dans la rue pour attendre son ami. Et c’est une limousine silencieuse qui se glisse devant lui. Mac Nelly ouvre la portière, le fait monter et l’emmène dîner au Waldorf Astoria. Khalil s’étonne. Comment a-t-il pu vivre une vie de pauvre hère avec cette famille prospère. Mac Nelly répond qu’aujourd’hui, quand il voit un Jim, un pauvre de New York, il sait ce que l’autre ressent, la faim au ventre, les viscères retournés, les dents déchaussées, les os douloureux du contact des vêtements.

Khalil aime raconter. Il pourrait ainsi durer, durer. Mais il sent qu’elle échappe, qu’elle est déjà ailleurs. Il donne l’estocade finale, la maîtresse feinte qui aurait dû lui faire rendre les armes. Une rareté, un autographe suant caché dans un endroit improbable. La preuve.

Ce qui vous le reconnaîtrez authentifie toute l’histoire.

Dans les dernières secondes de leur rencontre, Khalil tente le tout pour le tout et se déchausse là dans la rue. Regarde. Il lui montre l’intérieur de son espadrille. Elle jette un œil. Mais regarde, ces chaussures m’ont été données par Paul Bowles, la dernière fois que je l’ai vu. Sa curiosité, elle se penche et au fond, sur la semelle de cuir doré, écrit au stylo noir épais, elle lit incrédule "Paul Bowles, Tanger”.

Un autographe pour qui ne lit pas, glissé sous les pieds du marcheur par un Empédocle qui signe ainsi la preuve de sa mort dans l’élan de la vie.

Photo d’un cast iron Building
Haughwout Building, Broome Street, Broadway, NYC

Wikipedia


Nouvelle mise à jour, tirée d’une anecdote vécue en 2002 et éditée sur anthropia # blog en 2006 pour la première fois.

Reste l’énigme du nom.
Ce que ne savais pas à l’époque, c’est que le vrai nom de Mohamed Mrabet n’était pas Mrabet, on peut s’interroger sur ce nom de Khalil, a-t-il choisi de prendre à son tour ce nom de plume du cousin, ou n’est-ce son cousin que par rêve.

écrit ou proposé par Christine Simon
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 24 juin 2014 et dernière modification le mercredi 19 avril 2017
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