C’était aux jours où la cigale frémissante de ses ailes d’azur sombre, cachée dans les grappes sous une feuille de vigne, entonne pour les collines sa chanson d’automne ; après ces mois de si brûlante chaleur où le soleil caresse avec la pluie leur enfant d’hydromel, Clitine, souriante, descend vers le point d’eau et vient boire à la source la rosée nourricière, quand Bob se réveille, ragaillardi soudain de contempler à ses pieds la riante contrée. Dans la langue inconnue qu’ils partagent tous les deux, elle murmure, la vue est belle, et d’une voix que le souffle accélère, il ajoute, oui, en notre paysage.
Près d’eux, dans le halo d’un figuier aux nervures apparentes, des abeilles virevoltent, chamarrées et vibrantes, se préparent au miel, dessinent dans l’espace les cercles des distances, une danse, des fleurs à l’ambre doux, la vie peut être douce à en sucer le suc.
Mais à l’arrière, cachée, se tient comme un mystère, un être hybride aux dix visages au moins, tout grimaçants, Ginger, le corps polymorphe et les genoux gonflés, des ongles immenses au bout de chaque main. Dans l’Antiquité, on l’aurait appelée Ombre de Mort, mais à cette époque les humeurs qu’on lui voit n’ont de la bile que ses monstres ordinaires, mangouste, chenille processionnaire, larve de dragon et rat d’égout, dont Clitine et Bob se rient, allez, Ginger, tu vois bien que nous sommes acculés, que nous resterait-il si nous n’avions pour vivre la vigne et puis la jarre, va donc chez les Gorgones, elles te prendront peut-être dans leurs vases éclectiques. Conseil bien inutile, tant tout était dans tout.
Elle est là debout, un grincement effroyable à la bouche, mais ne peut parler. Respirant les parfums d’asphodèles et de myrrhe, se retrouve étouffée par les effluves même. Clitine et Bob la regardent, un peu apitoyés, ont sans doute conscience que Ginger n’est qu’une face d’eux-mêmes, le donné aux êtres de toute éternité, mais s’ils cherchent dans l’ombre c’est son cri lumineux qu’ils veulent proférer, le monde a de ces chants quand la terre est vivante.
D’après Hésiode, Le Bouclier (texte profondément remanié)
