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rue de Belfort

La rue longue aujourd’hui bute sur l’usine, sur les vestes de caoutchouc d’un atelier empêtré, l’atelier mécanique, elle n’a pas toujours su que François, le grand-père, en fut un jour un des grands ordonnateurs, quand le ciel rougeoie, qu’il souffle un vent de bise le long de l’Allan depuis que le courant en a été aspiré par un détournement, ici oui, on détourne les rivières, quand on décide que le capitalisme sera roi, nul obstacle ne résiste, nulle opposition possible et pas d’utilité publique, obtempérez, alors les têtes se baissent, les voisins avoisinent, les paroles de qu’est-ce qu’on y peut y fricotent avec les ça s’ra mieux, cul-de-sac, on détourne la rivière et même la nationale, tout le monde de Belfort à Sochaux tombera sur le portail : Peugeot, c’est écrit dessus.

On ne l’aperçoit pas depuis la rue du haut, celle qui domine la plaine, à l’endroit où les enfants viennent jeter leur Schlitt, dix fois, cent fois par jour, remonter la pente et la redescendre en hurlant de plaisir l’hiver dans la neige, –c’est ici qu’on se tient à la verticale du grand ciel, on prend un grand bol d’air, même si en bas s’étalent les autres ateliers, la tôlerie, la fonderie-, non, de la rue sous-la-chaux, sous les carrières, celle qui menait à la bibliothèque qu’ils ont supprimée il y a quelques années pour y faire un parking, de ces parkings géants aux voitures toutes clonées, espace-automobile, auraient-ils pu le nommer, (c’est pour Maupassant qu’on souffre, le livre habillé de bleu, Une Vie de Jeanne, qu’en ont-ils fait ?, l’ont-ils déversé dans un container, allez tiens grand autodafé, jeté avec le Baron et ses maîtresses, qu’ils brûlent tous en enfer, le livre qu’elle faisait traîner, dont les cinq dernières pages ont ranci sous le lit, quel temps faisait-il ce jour-là, le ciel grisaillait-il à grands copeaux de bleu, peut-être un brouillard, la peuge ça embrouille, les livres et la petite maison, c’était sa bibliothèque, trente livres par mois, tous les mois que son sac pouvait porter, depuis qu’elle savait marcher, aller seule dans la rue, parcourir peut-être un kilomètre, en longeant les préfabriqués des yougos, de jour disait sa mère, c’est plus sûr), non, on ne la voit pas, et après les usines, elle est comme absorbée par le chapelet des maisons qui la bordent, la rue de Belfort.

Le premier qui lui avait parlé de lui, c’était Monsieur Ferrand, souffrant de chut, sa mère le murmurait, tuberculose, et quand on les murmure ces mots-là c’est qu’on n’est pas certain qu’on s’en relèvera ; on ne le voyait pas toujours au café-tabac, et quand il revenait, il semblait hors du coup, en visite, entre deux séjours au sanatorium, souvent en rentrant de l’école, celle à côté du Grand Portail, elle le voyait appuyé sur une chaise en haut de l’escalier à contempler les nuages, ça risque, c’est pas beau, c’était le seul qui souriait chez Ferrand, il apportait comme un vent du large, sans doute le souffle, qu’il allait chercher loin, si loin qu’on se demandait s’il allait en revenir, un jour, elle était arrivée, et il l’avait nommée Petite Levinus, comme si son nom était reparti en empire romain, qu’est-ce qu’elle en savait elle de l’empire romain, peut-être rosa, rosam, elle avait onze ans, elle chantait, j’ai bien connu ton grand-père, tu sais. Son grand-père, elle avait relevé la tête, ce n’était pas un mot pour Sochaux, du côté de la nationale, là où l’anonymat pointait déjà, là où entre les blocs où logeaient les ouvriers, et les quartiers à maisons, on ne se connaissait plus, mais plutôt pour Exincourt, où son grand-père, le Suisse, vivait, dans le village, où tout le monde se parlait, comment l’aurait-il connu, alors elle comprit qu’il lui parlait de l’autre, celui qu’on ouvre une fois par an, quand le coffre du grenier descend au rez-de-chaussée, que son père sort dans un grand nuage de poussière, pêle-mêle, la mandoline aux deux cordes usées, le chapeau haut de forme, quelques vieilles lettres à tâches de rousseur, les livres en rouge et or, les Jules Verne, les George Sand, ceux qu’elle va lire en douce, l’été à la lueur du soleil qui passe entre les lames du volet de l’oculus, et les photos d’un homme à moustaches, aux cheveux frisés, faisant des lèvres cette moue qu’on appelle chez elle sa madeuse, cet air que son père dit qu’elle a. Ce grand-père-là, les pleurs de son père l’avaient toujours empêchée de le connaître, pas d’histoires, pas de rires, à ce moment où la larme descendait sur la joue, elle n’osait plus poser de question, et avant, c’était le déballage qui piquait davantage sa curiosité, elle ne pensait pas à le faire.

Elle prit la phrase en talisman, en rentrant, elle longea la maison des Mercier, maison de maître à deux balcons, Monsieur dirigeait la Brasserie du Crépon, qu’en passant devant on savait que la bière était faite de malte et de fermentation, sous l’effet de la bise, qui soufflait à rebours de son sens, elle avait rabattu son caban pour enfermer son alibi, celui qu’elle aurait le soir même pour poser la question, à propos M. Ferrand a dit, pas le jour anniversaire, un jour habituel, peut-être qu’en attaquant par surprise, le rituel du mouchoir allait disparaître, on est toujours plus disert quand l’émotion nous prend au saut de la parole.

archive anthropia # blog
publiée janvier 2013

écrit ou proposé par Christine Simon
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 9 février 2025 et dernière modification le lundi 22 août 2016
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