Au bord du lac Memphrémagog, on trouve une roche, un volume de pierre, un rhinocéros au dos plat posé dans une prairie, lisse et peint de signes verts et blancs, on dit qu’il a été apporté là par les Indiens, on n’en rencontre pas, mais on le croit, on te croit, Wendy, quand tu le dis, tu bouges la tête, tes frisettes blondes à ressorts, ta peau à taches de rousseur, diaphane ta peau, et ton accent de Québécoise anglaise, cherchant ta place au monde parmi les natifs, on te croit.
On arrive du Maine en bus, on franchit la frontière, on attend parmi les écureuils sur le gazon du Mcgill College, Michael nous rejoint et on entasse nos sacs à dos dans sa Morris Cooper, ninety miles, de mémoire, dans la boîte à savon, quelques érables rouges plus loin on est dans le domaine de Childer, le ponton sur le lac, le hors-bord pour rejoindre le village de l’autre côté, comme ça qu’on fait les courses, et le reste du temps, sur le canoé, à la recherche des beavers, ou, accoudés au balustre de bois du Talos qui domine l’horizon, à la recherche de ton enfance, les médecins, même des mandarins chinois venus là pour échanger, dans ce domaine-cadeau offert en dollars par un gouvernement, remerciements de l’engagement pendant la guerre, ton grand-père, tout parle de lui ici, il t’a fallu compter avec le personnage, entré dans la tête des gens, neuro, connu pour sa théorie du multilinguisme dans l’enfance, il t’y plonge ; autour de toi danse le grec, danse le français, danse l’allemand, danse l’italien, et à vingt ans tu pars dans le monde chercher la preuve de ton périmètre intérieur, pas un dictionnaire, un corpus, le corps des langues, les langues à corps, ta pensée envahie si jeune du pluriel, phonèmes, concepts, cartes, qu’il s’agirait de penser soi dans le bruit des voix, peut-être selon l’angle de l’instant, que tel mot de telle langue résonne mieux de l’idée, que ça faisait de toi une mosaïque, plusieurs versions de toi, toujours hybrides. Et l’amitié nourrie de bribes de temps et de correspondance, greffée à Montpellier, prolongée dans ce mas de Provence, où tu avais passé ton année sabbatique, et quelques autres fois à Paris, à New York aussi.
Jusqu’à ce jour, quelques années plus tard, où tu m’écris, viens me rejoindre, je m’en vais. Et je ne suis pas venue, Wendy, les alibis, tous tiennent, mais je ne suis pas venue, et j’ai perdu la lettre qui depuis me faisait reproche, dans quelle langue me l’as-tu écrite, quelle était la version de toi qui me confiait la généralisation du mal, sur quelle version de moi est-ce tombé qui n’ai pas pu l’entendre.
J’ai pris mon temps, mais aujourd’hui je te réponds, dans le web comme en bouteille à la mer, comme si tu pouvais me lire depuis ton souterrain, dans l’impudeur aussi qui fait cet ailleurs qu’on regarde en face, je te réponds que parfois on a peur d’avoir à lire l’impensable dans les yeux d’une si-vivante, que c’est pour ça, moi, absente à te tenir la main.
Pas fière.


Messages
1. au bord du lac memphrémagog, 14 avril, 14:29, par Dominique Hasselmann
belle lettre sur l’être absent.
Voir en ligne : Métronomiques
2. au bord du lac memphrémagog, 23 avril, 08:16, par christine simon
Merci, Dominique.