Sur la plaque noire, leurs deux noms gravés à l’or fin, -d’abord mis « doré », puis pense que « gravé » est plus précis-, et juste au-dessous, une note sur papier, collée, scotch pas visible, « Cabinet fermé le 17 avril ». Sachant que le jeudi ou vendredi, ce n’est pas elle qui tient consultation (l’opportunité du mot « tenir » dans ce cas, concède que c’est un peu lourd), et que le samedi, elles alternent, jamais compris si c’est une semaine sur deux, quelle est la probabilité pour qu’elle vienne ce matin ? Ça, -et pourquoi Word me fait passer par Insertion pour délivrer, via Symbole, tout au bout à droite, le C majuscule avec cédille, comme s’il était logique qu’on ne porte pas de signe sur une majuscule, et que les puristes, hein, peuvent bien se donner un peu de mal, ou alors il existe un raccourci que j’ignore-, ça doit donc se calculer, mais n’ai jamais su y faire avec les probabilités, -là pourrais raconter une histoire de probabilité au bac, mais ça rallongerait et compliquerait la lecture, donc non-, et puis ce qui m’importe c’est uniquement la probabilité qui ferait qu’elle serait là, ce matin. On attend. Nous ? Une femme en costume traditionnel avec foulard bleu pâle, une autre en imper Burberry (des aller-retour, d’abord parce que j’ai une copine qui s’appelait Newberry, c’est toujours son nom qui vient quand je tourne autour de « berry », dont le père avait une agence de real estate à Kansas City, mais aucun rapport, et puis je passe à Blueberry, mais non c’est pas la myrtille, ne pas confondre avec la blackberry qui est une mûre et un téléphone, et finis par retrouver Burberry, -c’est à Sciences Po que j’ai été sensibilisée à cette marque des jeunes bourgeois branchés, du temps où s’habillaient presque tous comme ça, après ça s’est nettement relâché-), pour l’incise, oser les traits d’union dans les parenthèses et ne parlons pas de tirets. Attend aussi une femme black (le choix du mot, si je dis « femme noire » j’utilise le mot « noir » et ses corrélations négatives pour désigner une femme de couleur, si je dis « femme de couleur », je présuppose que celle-là l’est davantage que les deux autres ou que moi qui suis de couleur, mais plus pâle, j’utilise donc le mot « black » pour me débarrasser du problème de désignation, il faudra quand-même un jour s’atteler sérieusement à cette tâche de trouver un mot moins connoté, et je comprends que ça en énerve certains), et donc cette femme, dont j’ai retenu le côté hâlé de la peau, mais que je n’ai pas assez observée pour savoir comment elle était habillée (peut-être que je suis raciste, que le premier coup d’œil plus attaché à la couleur qu’à la vêture, et si ça n’est pas un réflexe neurobio, je suis désolée d’être encore empêtrée dans mes préjugés inconscients), à ma décharge, elle est arrivée en deuxième, -jamais bon la place de deuxième dans un groupe, même dans une famille, c’est dire-. Bref, toutes les quatre, on attend et on fixe l’affichette, qui dit « Cabinet fermé le 17 avril » et on est le 18, et puisque c’était un vendredi le 17, c’était donc pour l’autre qu’on l’avait écrit, et que, si c’est son tour de permanence ce samedi, elle n’est pas concernée par l’absence de sa collègue. Quelqu’un s’avise que c’est écrit sur une page détachée d’un bloc-note Alcatel, et là, ça « confusionne » le groupe (je sais, néologisme, mais tant pis), que vient faire Alcatel dans cette affaire, peut-être un cadeau fait à la concierge, juste ça sous la main pour noter le message, ou son mari, -il bosse à Alcatel, lui ?-, et nous quatre, tentant d’unir nos forces pour résoudre le rébus. Ce qui est sûr, c’est que la présence d’Alcatel rend le message suspect. Dramatisant un peu, je glisse, peut-être que le Cabinet ferme définitivement le 17 avril, du genre pour toujours, qu’à la suite du vol de sac au feu rouge, l’une a renoncé et sa collègue bien obligée de suivre, enfin l’explication anecdotique, je la garde pour moi. Là-dessus la femme au foulard, sûre d’elle, hoche la tête, non, elle nous aurait prévenus. Je m’empresse de la croire, bien que vu comme on est prévenu aujourd’hui, on peut en douter, mais décide de ranger ma surinterprétation. Celle-ci, la plus chic de nous toutes, ose, et si elles étaient déjà parties en vacances, et que le 17, c’est juste parce que l’autre a pris son vendredi en plus. La toujours bleu clair dit d’un ton tranquille, non, elles auraient mis « Cabinet fermé du…. Au …. ». Là, sais pas pourquoi, elles font une longue digression, -on pourrait se passer de l’adjectif, mais pour une digression ça plombe mieux, voulais aussi écrire, elles sont parties dans une longue…, mais le mot parti, l’utilise déjà ailleurs-, elles introduisent d’un coup l’image du père, qui est parti, (je savais bien que j’allais le répéter ce mot-là, même si ici ça signifie qu’il n’est plus, qu’il nous a quittés, on aura compris), il y a longtemps, il s’était installé là dans les années soixante-dix, et puis une enchaîne, ah, oui, fut un temps où on voyait aussi beaucoup sa mère, me souviens, -je vois l’enchaînement, le père, la mère, mais ne comprends pas pourquoi la mère venait au cabinet, pas de place pour un secrétariat, peut-être qu’elle était déprimée après la mort du mari, et elle la gardait comme on emmène son gamin au boulot les jours de grève-, pour mieux stopper ces pensées parasites, ces divagations, la femme mince, à la peau lumineuse, aux cheveux noirs, et les pieds sur terre, suggère alors qu’on peut aller au Cabinet médical d’Auchan à Pierrefitte, là-dessus la chicos proteste, ah, non, moi il me faut un arrêt de travail, je la rassure, pas besoin du traitant pour ça, et on finit par se taire pendant cinq minutes au moins, jetant encore un ou deux coups d’œil dépités au panonceau qui nous nargue, la manière qu’on a trouvée pour attendre 9h30, le délai raisonnable, celui où on doit enfin admettre qu’un 17 peut se transformer en 18 sans préavis, qu’un médecin de quartier (et je n’ajoute pas « difficile ») peut s’absenter sans informer sa patientèle, ne sais pas si le mot existe, et n’irai pas voir, parce que sur le sujet, ça suffit, nous, les patientes, on l’a été assez, ce matin (et pis zeugme, c’est dimanche).
what do you believe your eyes or my words
philippe parreno
palais de tokyo
crédit photo christine simon


Messages
1. exercice de sémiologie appliquée avec digressions et hypothèses à l’intérieur , 18 avril 2015, 13:06, par Dominique Hasselmann
Je me demande si un médecin ne tombe jamais malade et dans ce cas quels sont ses critères de choix pour celui qui le "traitera".
Parreno, très beau.
Voir en ligne : http://hadominique75.wodpress.com
2. exercice de sémiologie appliquée avec digressions et hypothèses à l’intérieur , 18 avril 2015, 16:26, par Christine Simon
un panneau, cabinet fermé jusqu’à......, aurait suffi pour qu’on ne reste pas scotchées sur le message