Ce jour de printemps, la barrière revêt l’exacte couleur du ciel, elle vient d’être peinte pour la première fois d’un bleu pâle presque nuageux, assorti aux volets de la maison. Elle clôture un chemin juste goudronné dont le noir anthracite relève la teinte. Elle pourrait paraître élégante si les tubes qui en servent de cadre n’avaient de ces arrondis aux quatre angles qu’on aimait dans les années soixante et un diamètre tel qu’une main d’adulte n’en peut faire le tour, quant à une main d’enfant on a tout fait pour l’en dissuader.
Aux fortes chaleurs de ce climat continental, les peintures s’écaillent au soleil, celle-ci a encore de la résistance, si récente, mais qui sait ce que les dards d’un été font aux pigments, aux huiles et aux solvants posés avec précaution la saison d’avant. Le portail a son heure de gloire ; et c’est celle-ci, m’as-tu-vu, deux mètres cinquante de haut, serrure soudée à même les montants, coffre vertical d’un côté, gâche en face, le tout fixé par d’épais joints de soudure, à pousser elle tient bon, la barrière, elle a la solidité voulue, après tout à quoi sert une barrière sinon à fermer, la fierté d’une maison, sa fiabilité.
Sur la photo, elle est entrouverte, créant un angle obtus juste ombré de l’éclat d’un soleil d’automne, en signent la saison quelques feuilles mortes au sol, tombées de deux tilleuls placés de chaque côté du chemin mais hors du cadre, on n’en voit que le reflet porté, qu’on apercevrait à scruter l’image à la recherche des symétries que forment dans les carrés des V métalliques peints de la même couleur. L’ouverture laisse apparaître le pêne demi-tour et de profil les deux poignées torsadées, sont-elles bien assorties, travail sans doute d’un ferronnier qui n’a pas pu s’empêcher.
A cette saison, la neige parvient sans peine à se maintenir sur l’arrondi des bords, ce qui n’était sans doute pas l’intention du propriétaire, qui avait conçu l’ouvrage, et qui regrettait déjà le parti pris robuste qui avait animé son intention. Car le glacis une fois formé s’attaque au métal sans que l’antirouille de couleur orange n’y puisse rien. Et le souvenir des scintillements au soleil froid de l’hiver ne sont que piètre consolation quand on contemplera plus tard les dégâts étendus et qu’il faudra se remettre à l’ouvrage.
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La barrière n’a pas toujours été bleue, elle n’a pas toujours été cette barrière-là, on peut même dire que la maison n’a pas toujours orienté sa sortie principale vers cet axe débouchant sur la rue de B., ou plus exactement que durant quelques décennies, on ne sait combien au juste, le chemin lui-même n’a plus existé, pris dans les poireaux et les salades du potager voisin. Dans ces temps, la maison a l’allure d’une Allemagne qui se serait coupée de son arrière-pays, sauf que c’est sur la façade avant que la maison a perdu son Elbe.
Un soir d’été, juste après la pluie, la terre sent cette odeur de céleri si intense qu’elle reste présente en nez très longtemps, un voyageur apparait dans cet espace qu’on n’appelle pas, ni plus, le chemin, arpentant le terrain voisin, peut-être son métier, arpenteur.
A le voir faire, n’importe qui se demanderait qui est ce quidam et ce qu’est son but. Il rejoint l’allée cimentée ornée d’arceaux métalliques, qui serait venu couper à angle droit le précédent ou le futur chemin, si l’un ou l’autre avait été là. L’étranger se penche fort en avant pour allonger la foulée, métrant ainsi la distance qui sépare les deux tilleuls, chacun de ses pas semblant souligner l’incongruité de l’alignement de ces deux arbres le long de la rue, poussant en enfilade au fond de la parcelle.
Plantés à cinq mètres l’un de l’autre, les majestueux tilia ne semblent d’aucune utilité, ne servent de piliers à aucun portail, ils constituent là une énigme dont l’homme ne sait rien, comment aurait-il pu se douter qu’ils taisent une barrière-fantôme.
Une dizaine d’années après cette scène, les tilleuls trônent toujours, ils ont gagné la partie. Le petit J.-L. n’a pas connu le plaisir d’y grimper, puisqu’ils ont fait la culbute passant d’une propriété à l’autre avant son arrivée. Un jour, le petit se trouve d’un côté du nouveau mur, du côté où il n’y a pas d’arbres. C’est au printemps, il tente vainement de s’accrocher aux grilles pour contempler l’horizon, le bleu pâle des barrières l’agite comme une muleta, sans qu’il puisse se prendre pour Manolete, ce jeune toréador du début d’un siècle, même si l’envie ne lui en manque pas.
C’est l’histoire du moment, être trop petit pour escalader, trop petit pour voyager de l’autre côté. Et quand on s’appelle Grand quelque chose, cela doit être rageant. Pourtant, nulle colère en lui, il porte sur ses traits cette joie d’être, qui remporte à coups sûrs les concours d’amitiés, -à lui la promesse de bonnes blagues entre copains à l’école, les quatre-cent coups d’adolescents-, qu’on décèle dans son sourire, sa qualité fondamentale. Il l’a déjà ce jour-là.
De cette frontière nouvelle qui le domine, la haute grille, il va à l’assaut, comme pour la première fois le voyageur débarque dans le Nouveau monde. Il ne lui faudrait pas longtemps pour se maintenir sur la pointe des pieds sur le mur.
De lui, plus tard, on conservera cette image éphémère dans les buissons de roses. D’un blond roux, le visage semé de tâches orange, le garçonnet aurait pu être l’apparition d’une Gilberte dans le Parc de Guermantes ; et même s’il ne se trouvede l’autre côté aucun petit narrateur pour frémir des effets de son regard de lapis-lazuli au ton sombre, son spectre caché dans les feuillages odoriférants hantera longtemps le lieu, surimpression fugace dans le passage des moments.
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De l’autre côté de la barrière, la nationale gronde, klaxons, brouhaha des autos, hivers comme étés, la cadence infernale des tournées, entrées, sorties d’usine, puis la transhumance des voyageurs aux bras pâles, direction le sud. Celle-là a commencé après les congés payés, années trente, y a-t-il déjà une barrière, peut-être juste une clôture, toute simple, un grillage et une porte, une auto devant franchir la grille, l’ouverture doit être à doubles battants.
En sortant à droite, on longe quelques commerces, une boulangerie, une boucherie, et un Tante-Emma, -le mot désigne une quincaillerie dans la famille-, qui se sont mis à distance de la route pour que les chalands puissent librement aller et venir.
Côté gauche sans trottoir, commence la succession des maisons, toutes construites dans les années vingt et trente, sauf un peu plus loin le château M., une maison de maître du dix-neuvième siècle. Sa propriétaire a cédé ses terres par lots pour ces nouveaux arrivants qui font construire après avoir quitté les maisons près de l’usine.
C’est une autre forme de transhumance, on loge d’abord en humant les huiles des ateliers, puis, monté dans la hiérarchie, on s’installe dans les beaux quartiers, dans cette ville-là, ne s’en trouve qu’un et c’est là. En une dizaine d’années, le migrant passe de la location à la propriété, signe qu’il est arrivé et qu’il va rester. Dans la grande demeure, une grande dame, Mme C., grand-mère esseulée, qui se prend d’amitié pour une des filles de la maison et vient parfois la raccompagner jusqu’au portail. C’est le souvenir de la balançoire qui est resté dans la famille, seulement ça, le mot « balancelle », dans le parc.
Sur l’image, par le portail entrouvert, on distingue de l’autre côté de la rue, une autre maison, lilliputienne, et dans la courette qui la jouxte, deux femmes de petite taille, l’une est la mère, l’autre sa fille qui rentre de voyage, elles se ressemblent.
La plus jeune tient par la main un petit garçon, de l’autre sa valise, d’où la supposition qu’elle revient. Son maintien est étrange, elle baisse la tête, sa mère semble lui parler de manière animée. On ne sait pas si le photographe se doutait de la prise qu’il faisait, parfois on croit prendre juste l’ombre d’un angle sur un mur, qui ressort sur la photo argentique, mais ici, on a capté quelque chose d’une vie privée, un instantané. Une mère, sa fille adulte et le fils de celle-ci, petit garçon fluet.
La photo n’a pas le son, pourtant, les bras rigides le long du corps, le cou tendu de la mère, la bouche ouverte un peu tordue, tout indique qu’un événement advient. Si important que personne de la scène ne voit qu’il est observé, la vie privée privée de regard sur le monde, un entre soi, trois personnages qui ne se savent pas l’objet d’une représentation.
La maison est grise, de ces crépis tristes qu’on faisait dans les années cinquante, peut-être est-il coloré, mais le papier brillant ne peut indiquer que ce qu’il sait rendre, une nuance entre le noir et le blanc. Dans la courette, pas d’arbre, pas de fleurs, une barrière au plus simple, tout va à l’économie dans ce décor. La photo aurait dû être rendue à ses légitimes sujets, car finalement de la barrière elle ne dit pas grand-chose, juste l’entrebâillement, c’est l’indiscrétion d’un arrière-plan qui en est l’objet, qui même si la scène du fond est un peu floue n’en révèle pas moins la force de cet étrange ballet à trois corps.
Je n’irai plus jamais au bout du chemin, la maison a été vendue depuis si longtemps, je ne sais même pas s’il existe encore. Viens d’aller sur Google Maps Street View pour mesurer les transformations, la rue de B. à cet endroit-là a eu raison des tilleuls, du portail, ne reste que le chemin et le bitume. Les maisons à l’arrière, celles qui portaient beau, qu’on admirait à distance sont à présent cachées par l’abri d’un parking de voitures d’occasion, un hangar de grande taille. On peut lire sur un kakemono « Ventes V.O., Occasions », ce que veut dire V.O., dans mon vocabulaire c’est « version originale », mais je doute que ce soit le même film, et sur la grosse enseigne « Occasions sélectionnées ».
A l’endroit de l’ancienne maison du voisin transformée en bureau de vente, sur une pancarte, le slogan, « A la S.A.R.L. G., L’occasion, c’est Transparent » : l’espace entre « c’est » et « transparent » est plus long, créant une sorte d’hésitation bienvenue.
L’entreprise florissante occupe les trottoirs sur plus de dix mètres, on distingue sur une des photos du moteur de recherche quelques arbres de l’ancien verger à l’arrière. Le vendeur d’occasions a pris tellement ses aises, qu’il a même garé ses autos de l’autre côté du chemin.
Ne reste plus que la boulangerie, qui s’appelle aujourd’hui La Visu…, écrite en lettres de néons, le u n’est pas très lisible, en fait c’est Visit…. qui est écrit, mais la pointe du t a été oubliée, je lis aussi le nom du propriétaire sur le néon, Didier G., un nom qui sonne anglais.
A droite de la vitrine, sur le mur mitoyen, deux mots « Pain », « Traiteur », et à la place de la boucherie, un restaurant sans nom, pas très engageant, qui semble fermé. Plus de trace du portail et plus de trace de moi juchée dessus, à compter les voitures, à deviner d’où elles viennent, rien de familier chez ces gens qui passent, je n’habite pas un village, mais un gros bourg, une ville industrielle dont le mouvement est de croître. Repères mouvants recomposant sans cesse le plan sans se soucier de l’effacement des lieux. Je le sais que l’activité et le commerce finissent toujours par gagner, je le sais.
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Ce jour de printemps [1], la barrière revêt l’exacte couleur du ciel, elle vient d’être peinte pour la première fois d’un bleu pâle presque nuageux, assorti aux volets de la maison. Elle clôture un chemin juste goudronné dont le noir anthracite relève la teinte. Elle pourrait paraître élégante si les tubes qui en servent de cadre n’avaient de ces arrondis aux quatre angles qu’on aimait dans les années soixante et un diamètre tel qu’une main d’adulte n’en peut faire le tour, quant à une main d’enfant on a tout fait pour l’en dissuader [2].
Dans ce climat continental, les peintures s’écaillent au soleil, celle-ci avait encore de la résistance, si récente, mais qui sait ce que les dards d’un été font aux pigments, aux huiles et aux solvants posés avec précaution la saison d’avant. Le portail avait son heure de gloire et c’était celle-ci, m’as-tu-vu, deux mètres cinquante de haut, serrure soudée à même les montants, coffre vertical d’un côté, gâche en face, le tout doté d’épais joints de soudure, à pousser elle tient bon, la barrière, elle a la solidité voulue, après tout à quoi sert une barrière sinon à fermer [3], la fierté d’une maison, sa fiabilité [4].
Sur la photo, elle est entrouverte, créant un angle obtus [5]juste ombré de l’éclat d’un soleil d’automne, en signent la saison quelques feuilles mortes au sol, tombées de deux tilleuls placés de chaque côté du chemin mais hors du cadre, on n’en voit que le reflet porté, qu’on observerait à scruter l’image à la recherche des symétries que forment dans les carrés des V [6]métalliques peints de la même couleur. L’ouverture laisse apparaître une serrure, dont on voit le pêne demi-tour et de profil les deux poignées torsadées, travail sans doute d’un ferronnier [7].
A cette saison, la neige [8] parvient sans peine à se maintenir sur l’arrondi des bords, ce qui n’était sans doute pas l’intention du propriétaire, qui avait conçu l’ouvrage, et qui regrettait déjà le parti pris robuste qui avait animé son intention. Car le glacis une fois formé s’attaque au métal sans que l’antirouille de couleur orange n’y puisse rien. Et le souvenir des scintillements au soleil froid de l’hiver ne sont que piètre consolation quand on contemplera plus tard les dégâts étendus et qu’il faudra se remettre à l’ouvrage [9].