… Suivre une route qui rentre chez soi, pas de conduite automatique, mais une redécouverte permanente, à chacune des mille-huit-cent-soixante-deux occurrences de route environ, empruntée pour son relief et ses nuages étonnants, toujours différents. Ça ressemble à des asperatus undulatus, ces formes au ciel qui se moulent en rouleaux parallèles, en masses touchant presque le sol faisant croire au chemin qu’il va se perdre dans un goulet d’étranglement là-bas, pas très loin. Asperatus undulatus, je n’en suis pas sûre, en a-t-on sous nos latitudes ? Peut-être que depuis que nos saisons prennent le rythme des tornades et des moussons, un climat tempéré « pur » n’existe plus et la liste des nuages s’enrichit de ces apparitions.
Habiter poétiquement la terre n’a pas besoin de voyages lointains, c’est une question de regard, et cela m’appartient ici et maintenant.
Mouvement vers le village, mais à partir d’où ? Tout est affaire d’angle, quel segment de route prendre dans ses mots, à partir de quel lieu. On avait cherché à réparer nos vélos, on venait d’arriver, pas encore nos marques. On pourrait vérifier s’il n’y a pas un réparateur à Doué, à quinze kilomètres. Il y en a un, remarqua-t-il, surfant en ligne, mais attrapant par erreur un Douai lointain, un magasin au bord du canal. Y a-t-il des canaux à Doué ? Nécessité de ne pas seulement nommer, mais d’épeler. Noms de Pays.
On pourrait partir du rond-point à la girafe, juste à côté du Bioparc, on ne dit plus zoo, de Doué-la-Fontaine. La coiffeuse qui vit en face m’a appris, lors d’une coupe un peu trop courte, que lorsque les lions rugissent, ça annonce une météo ensoleillée pour le lendemain. On est le lendemain, il fait beau.
À cet endroit-là, en face de la girafe, on trouve le vendeur de matériel agricole, MGAV, couleurs criardes des tracteurs, enjambeurs de vignobles, moissonneuses, batteuses, bleu et rouge en dominantes. Les lettres en néon du fournisseur brillent la nuit, elles appellent comme un phare, qui dit, ici est le chenal que vous pouvez emprunter. Elles font portail, une sorte d’octroi, qu’on passe en toute sérénité, tant le reste de la route est sombre et requiert la prudence.
Bien délimiter l’itinéraire, c’est affaire de découpage et de carte. Sur la carte IGN au 1:25000, série bleue, randonnée et plein air, si je choisis cette route, le bord s’arrête dans la descente juste avant le lieu-dit Rigal, une énorme ferme d’élevage, champs marécageux, camaïeu de verts, du plastique emballant les ballots de foin aux tons glauques de la mare, mais qui, plus récemment, ont pris une teinte layette, rose et vert. C’est là que meurt le côteau.
Mais peut-on raconter cet abrupt sans parler du plateau qu’on vient de traverser, planté en vignes, en colza, en tournesols, en maïs. Cet endroit dont cette femme se souvient : enfant, je marchais pieds nus sur les débris de coquillages, les pierres concassées, les fossiles ocres à grosses spirales, et, pour oublier la douleur, je m’imaginais saluer les gens vivant au bord de la Mer des Faluns. Même si c’était il y a seize millions d’années, même si ça n’avait rien à voir avec une cité lacustre et ses riverains sur maisons à pilotis, ses pieds rêveurs se distrayaient ainsi des entailles dans la chair tendre. Inventivité poétique de l’esprit dans un environnement hostile.
Soit, commençons par la route quand elle entre dans son dénivelé, quand on quitte le plateau encore riant avant la récolte et qu’on descend le côteau vers le panneau stop. On a pénètré un tunnel de verdure, un antre touffu, qui, l’été, apporte de la fraîcheur au passant. De part et d’autre, à travers les branches, on aperçoit des vignobles, une prairie où paissent des percherons. On goûte le chatoiement des verts sur quelques centaines de mètres, irisant ce qui semble un reste de forêt, sur un terrain qui a été progressivement essarté, à force d’abus de débroussailleuse, comment le bois se transforme en haie dans l’intérêt du paysan. Un résidu d’un autre temps comme pour annoncer qu’en bas on va passer aux choses sérieuses, un croisement de vicinales, dangereux, le mur d’enceinte de la ferme du Rigal, imposant, et très vite le pont blanc, qui traverse la rivière.
On surfe sur le glacis du Layon, cher à Louis Poirier, cette sorte de surface légèrement inclinée au pied du relief de faille qui le domine, qui va accompagner la rivière tout du long. On n’est pas loin du coude à angle droit où le lit sinue, pas loin des revers de cuesta. Si on pouvait suivre sa galerie végétale, on apercevrait des aulnes, érables, frênes, merisiers, tilleuls à petites feuilles, saules, chênes pédonculés, et plus à ras du sol les fusains, noisetiers, sureaux noirs, et cornouillers.
On aimerait pouvoir longer la rivière, mais les terrains sont hérissés de clôtures, privatisés par les notables lors d’une révolution à géométrie trompeuse qui a fait perdre le droit de vaine pâture à ceux qui ne sont plus serfs ; ainsi finissent les sentiers ouverts et l’accès libre aux champs et aux sources.
Si on se retourne une dernière fois, on observe les champs venant buter sur le plateau, la raideur du côteau née des poussées du Massif armoricain, à plusieurs centaines de kilomètres, pour faire naître cette faille du Layon, l’accident majeur, les tremblements de terre se succédant dans les millénaires pour confirmer cette rencontre du granit et du calcaire, ça qu’on ressent à contempler la côte abrupte.
On poursuit la route, droit vers l’Ouest, Pellevrault, La Gagnerie, le lieu-dit de Ligné, la plaine de la Clartière, on passe devant la Croix de Baucheron, puis Le Grand Moulin, ancien moulin cavier qui a perdu sa hucherolle, et enfin, le village.
On avait prévu de rentrer, mais la route choisit sa logique de ne jamais s’arrêter, on a abandonné une mer ancienne, on va rejoindre l’océan breton. Le bourg, dernière station avant la coulée vers l’Ouest, n’est qu’une étape. Va-t-on tenté l’aventure ? Un élan nous presse au mouvement centrifuge, rouler des kilomètres vers quelque part, là où la tectonique des plaques et les ruées marémotrices nous apporteront le souffle du lointain …

