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anchorage v5

17 novembre 2021
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anchorage v5

----- Rendez-vous à Seward, vous devez rejoindre le port de pêche, le village du saumon d’argent et vous prenez la route, le vent souffle, vous bifurquez direction AK-1, vous allez vous enfoncer dans cette péninsule qu’on appelle Kenaï, presqu’île du golfe d’Alaska, qui se détache du continent par le fjord Cook Inlet, situé côté ouest,
----- sur la banquette arrière J. et le Petit dorment, éreintés d’une nuit trop courte, escale à Seattle, atterrissage à Anchorage, rejoindre ici Le Navigateur c’était votre idée, vous ne savez pas encore pour quoi mais là en vous ce désir impérieux, eux endormis et vous happée par les bras du Navigateur et il murmure a very long time since,
----- vos yeux sur ce qui entoure, vous avez d’abord ressenti l’aube comme hostile, nappant l’obscurité d’une transparence blafarde, qui nimbe la ville aux flancs sales, ses bas-côtés de rues pelés, défaits des longs hivers sous la glace, c’est plus tard sur l’autoroute que vous vous êtes sentie mieux, à l’endroit où la voie se dédoublait, vous avez pensé, on ne connaît pas le chemin avant de l’avoir parcouru, et ça vous a rassuré, sans raison, un sillon lumineux reflétait le soleil encore absent à l’horizon mais avait fait lever les volumes, l’aurore pointait, aurorus et sunrise, effaçant le brouillard et annonçant le jour, let’s the sun shine, avait lancé gaiement Le Navigateur,
-----et voilà on y est, le voyage commence au son mat des roues sur l’asphalte, tu te rappelles cette promesse qu’un jour tu écrirais, c’était ce matin-là, sur cette route, dans l’éclat de cette strie jaune et rose, et, comme la photo s’esquisse dans le bac à révélateur d’une chambre noire, les lignes du paysage révèlent peu à peu le passé, tu y es, installée à ta table, tu écris,
-----la circulation est déjà dense à cette heure, vous remarquez à gauche un immeuble sombre, un bloc rectangulaire, un peu excentré, Le Navigateur vous explique que la société qui y a son siège fournit des interventions médicales, in extreme and hazardous conditions, il raconte une de leurs interventions pour sauver des bûcherons au Mt McKinley, inexplicablement ses mots vous font sourire, un pays de pionniers, où la vie a du goût et se joue à l’extrême, comme dans un roman,
-----sans que vous l’ayez vu arriver, un bus bleu clair apparaît dans le rétroviseur, il porte son pot d’échappement devant, ce qui se fait d’ordinaire pour les camions ici, les trucks, sa cheminée chromée lance en l’air un panache blanc, il est venu se coller dans votre sillage, c’est curieux, jusqu’ici, les autres autos respectaient une certaine distance entre véhicules, une dizaine de mètres, mais pas lui, il est un peu trop près, un coup d’œil à votre Navigateur, vous savez qu’il ne l’a pas aperçu et pourtant le bruit du moteur diesel aurait dû l’alerter, mais non, vous êtes la seule à vous rendre compte que le bus est là, vous accélérez pour mettre un peu de distance,
-----sur la voie d’urgence côté droit une flaque d’eau vole un coin de ciel, et la surplombant, un panonceau vert annonce Campbell Creek, vous apercevez dans le feuillage un pont de couleur claire qui supporte une autre route parallèle, envie de l’emprunter, votre regard la suit longtemps, comme un appel de vous vers ailleurs, mais vous êtes contenue par cette autoroute, les glissières de sécurité à double barre, les sapins de petite taille qui forment comme un entonnoir de part et d’autre du highway débouchant à l’horizon sur un relief montagneux encore imprécis qui barre la perspective mais suscite la curiosité, alors vous savez que vous ne prendrez pas la prochaine sortie sur Dowling Rd,
-----au panneau Speed limit 25, vous ralentissez, la portion de route est en travaux, et le bus qui avait accéléré, freine aussi, juste derrière vous, conservant le même écart, vous êtes prise entre deux impératifs, fixer la route devant vous et le surveiller, vous vous sentez vaguement inquiète,
-----au tableau devenu bleu devant vous, des nuages apparaissent, et aussi sur l’écran, les pages Wikipedia, c’est une contrainte de l’écriture, aller chercher dans l’à-peu-près la matière de ton écriture, ici, une classification dont tu élimines ceux de la troposphère, cette région gelée des cirrus castellanus, spissatus, fibratus, floccus, uncinus, à visages d’intortus, Kelvin-Helmhotz, duplicatus, vertebratus, radiatus, ou de cirrocumulus floccus, lenticularis, stratiformis, tu retires aussi les altocumulus, même pas ces opacus, translucidus, ou ces pannus, virga et praecipitatio, ceux que vous avez identifiés dans le ciel sont des stratocumulus, pour être plus précis des cumulonimbus, un tourbillon de barbares courant à vive allure, une famille de drakkars charriant l’orage dans leurs gênes électriques, en quête d’une montagne pour arrêter leur course, c’est une armada venue d’un port de la mer de Norvège, et à bord, des Vikings, de basse altitude, vingt-deux générations à faces de patriarches, aux visages hâlés mais chargés de brouillard, qui sont descendus en cohorte très bas pour faire saga et, dans la file des toiles bombées de volutes blanches, engendrent un aîné qu’ils négligent, imprudents, que pour un foehn sans doute qui l’avait détourné et qu’au nom des principes, ils envoient en exil. Ainsi va le chassé du troupeau, il a perdu son droit d’aînesse, le berger, a laissé son troupeau là-bas dans les alpages, alors il contemple les lucioles de son nouveau pays, ses étoiles filantes tombées à terre et vous apprend les configurations, regarde, die grosse Pfanne, die kleine Pfanne, la Grande Ourse, la Petite Ourse, les autres casseroles qu’il transporte, celles-là il n’en dit rien et le nuage avance, sa voile gonflée qu’escorte une autre, plus petite, ils font couple, vous admirez les silhouettes découpées sur fond clair, leur duo lumineux, leurs yeux bleus, leur langue qui chante et, au bout de l’étrave, ils plantent une figure de proue portant votre ADN, coque solide, pommettes hautes, prête à fendre les flots, mais très vite vos chemins se séparent et quand vous vous penchez, juste une nuée au loin,
-----où part cette écriture, dans quelle stratosphère, s’invite une vision mêlée aux paysages, comment lui résister, lecteur, vas-tu me suivre dans ce périple étrange,
-----à nouveau ce reflet dans le rétroviseur, vous voulez l’ignorer, vous relevez la tête, derrière le rideau d’arbres qui bordent l’autoroute défile sans fin une zone industrielle, un parking rempli d’autos semble indiquer une activité importante, vous parvenez à lire Hitachi sur un kakemono flottant sur un portique, dans une contre-allée, une voiture est garée au milieu de nulle part, nulle part mais sans doute pas pour ses occupants, un couple, apparaît un gigantesque mat d’au moins six mètres de haut qui se trouve à l’embranchement avec la bretelle de sortie pour Dowling Rd, avec six spots au sommet pour éclairer le secteur, la nuit, à la fois l’autoroute et ses arrière-plans que vous devinez, un Dodge vient de s’engager sur l’exit, on s’est rapproché des montagnes, qui forment à présent une chaîne moins compacte déportée sur le côté gauche de la route, des ballons aplatis, à peine plus que des collines, toujours cette transformation et le paysage qui échappe au fur et à mesure qu’on avance, la relativité est principale,
-----ça n’existe pas une relativité principale, mais tu te comprends,
-----vous vérifiez que le bus n’a pas pris la sortie, mais non, il roule derrière vous, constant, Le Navigateur a déplié la carte d’Alaska, c’est écrit en gros, vous jetez un coup d’œil à cette extrémité du continent à tête de chien et à ces bras de mer rentrés dans la terre, Le Navigateur commente, la carte a été dessinée en partie par Cook, c’est lui qui a dressé la ligne des côtes, l’explorateur et son équipage y croyait, chaque anse était un espoir, chaque sillon d’eau, un cap, il n’est pas le seul à avoir tenté la quête du saint Graal, la route par le nord, entre deux océans, Atlantique, Pacifique, c’est le passage du Nord-Ouest qu’ils sont nombreux à avoir recherché, tous des hommes, et toi est-ce ton passage du Nord-Ouest que tu es venue chercher ici, les anciens l’ont d’abord appelé détroit d’Anian, du nom d’une province de Chine, du temps où les mappemondes étaient approximatives, il faut tant de fausses cartes pour approcher l’idée qu’il y a une forme, qu’elle a cette apparence, qu’il y a un passage et qu’il est plus au nord, Cook prend son tour dans la longue liste et invente cette langue de mer bordée par la presqu’île de Seward, le Cook Arm, il lui laisse son nom, c’est là qu’il a renoncé à aller plus loin, au bout du Turnagain arm, la preuve de l’impasse, il faudra encore cent-quarante ans pour parvenir à la solution navigable, on dit que c’est Amundsen, sur son navire Gjøa, qui a réussi le passage, naviguant de l’est via le Groenland, passant dans l’archipel au nord-est de Baffin, puis au nord de ces îles, Somerset, Victoria, vers l’ouest, il a franchi Béring et accosté à Nome, le port d’arrivée, Nome, tu vois, c’est au niveau de la mâchoire du chien sur la carte, Le Navigateur pointe du doigt, il se fait guide pour vous,
----- John Cabot, Jacques Cartier, Francisco de Ulloa, Martin Frohbischer, Giacomo Gastaldi, Bolognini Zaltieri, Sir Humphrey Gilbert, John Davis, Henry Hudson, Luke Fox, Simon Dejnev, Vitrus Béring, Alexei Tchirikov, l’équipage de l’Octavius, James Cook, Charles Clerke, William Bligh, George Vancouver, John Gore, Alexander Mackenzie, John Ross, William Edward Parry, James Clark Ross, John Franklin, George Back, Peter Warren Dease, Thomas Simpson, John Rae, Frederick William Beechey, Owen Beattle, Robert McClure, Edward Belcher, Roald Amundsen, une place ici pour les oubliés de Wikipedia, peut-être y avait-il des femmes déguisées en marins, se bandant la poitrine pour qu’on ne se doute de rien, l’histoire ne le dit pas, pas beaucoup d’histoires qui racontent les femmes voyageuses,
-----on ne connaît pas le passage avant de l’avoir parcouru et même quand on semble l’avoir franchi, on n’est pas sûr que l’itinéraire emprunté constitue Le passage, avec le temps on apprend qu’ils sont nombreux les chemins possibles, selon qu’on le prend par l’ouest, par le nord-ouest, par le nord-est, par l’est, dans le détroit d’Hudson ou par le sud, et que plus on s’approche pour tenter de le trouver, plus la réalité se démultiplie à la façon d’une fractale, et que peut-être découvrir Le passage tient davantage à la manière dont on s’équipe, dont on choisit le navire, l’équipage, le matériel, les premières cartes sur lesquelles on s’appuie, l’apprentissage qu’on fait auprès des natifs pour comprendre comment ils traitent les peaux de bête dont ils se recouvrent pour se protéger du froid, ou la capacité à patienter, dans l’hivernage, le renoncement provisoire quand on est pris dans les glaces, ne repartir que quand les conditions s’y prêtent, qu’il ne s’agirait pas de se lancer, mais de se préparer longuement et de naviguer miles après miles, de savoir bifurquer à chaque étape, ce qu’Amundsen a réalisé,
-----est-ce que tu le savais toi qu’il fallait tout ça pour réussir le voyage, mais auprès de qui l’aurais-tu appris,
-----vous acceptez d’avance le risque d’être prise dans des bras qui ne mènent qu’à rochers en falaise, marécage ou delta, quelque chose qui débouche, mais pas sur l’océan, vous aimeriez caboter au plus près de la côte et puis cartographier ce déchiqueté des roches, d’un pouce tendu loin devant vous, vous sauriez mesurer les récifs, pour que la terre s’esquisse, que la mer se distingue, que reporte la main qui prend dans le regard, le vide qui sépare ou le plein qui fait face, l’espoir qu’au terme de la navigation, vous aussi atteigniez le chenal endiablé des îles aléoutiennes et dans les bords qu’un sillage de voilier tire contre le vent, qu’enfin vous sachiez rejoindre la mer libérée des icebergs,
-----est-ce un iceberg, là, derrière vous, une masse menaçante, d’autres autos vous doublent, seul le bus demeure à l’arrière, il vient de se rapprocher encore, qu’a-t-il à vous suivre comme ça, il vous distrait de votre but, vous avez assez affaire avec vos fantômes sans avoir à vous préoccuper d’un intrus,
-----Le Navigateur, qui n’a toujours rien vu, pointe le doigt vers le ciel, tiens, regarde cet oiseau, c’est rare, jamais vu par ici, entrée du Phoebastria albatrus, son fuselage dessine une arabesque, tout en contraste, vous le reconnaissez, le géniteur, en voie d’apparition ici dans le récit, mais là-bas, espèce menacée, né dans les îles de Senkaku, l’oiseau, jeune, a rejoint la zone pélagique, est encore à l’époque de couleur brun chocolat, la robe des tout-petits, cherchant sa nourriture, céphalopodes, crustacés, calamars, krills ou ces poissons qu’on appelle mérous, sans savoir, a mordu à l’hameçon d’une pêche à la palangrotte, s’est pris aux rets d’une ligne-mère ou maîtresse, son destin croise le meurtre industriel, qui gère les rejetons au bout d’un mousqueton, avançon composant une tresse de filaments, hameçons en laiton d’acier galvanisé, d’acier simple ou d’inox, disposés en parallèles comme à la parade, bouées portant pavillons, feu et réflecteur radar, orins cordés à trois torons, servant de liaison entre bouées, ancres et mouillages, qui évitent la dérive, émerillons, agrafes, la fixation pratique, bien fixés pour une guerre, comme celle de jadis dans le ciel d’azur à l’est, des fusées d’éclairage qui dessinent un grand cercle, pilotes à la manœuvre mais se trompent de cible, ils ne font pas de quartier, les obus envoyés ont visé les maisons, ont soulevé des corps, retombés incrédules, et l’oiseau orphelin, sa tête sentant le souffre, glisse au-dessus des cendres, rescapé de son clan, mais la bouche transpercée d’un crochet qui s’accroche le laisse sanguinolent, et le grand voilier erre, qui plane dans les airs, prend courant ascendant pour les longues distances, fuit jusqu’aux terres d’Indochine et à nouveau la guerre, son bec de plaques cornées comme un signe à l’avant, quel secret d’une femelle qui l’entraîne à l’écart l’aura cicatrisé, elle donne de son temps, peut-être juste un soin et le sang disparaît, résilience, combien de jours pour que la gueule s’éclaire d’un ton pastel, je n’aurais rien pu faire, ça nous est tombé dessus, le destin, la tête de couleur paille, ailes noires bordées de blanc, qu’il se pardonne enfin, pour que le dériveur prenne son manteau d’adulte, on dit qu’il mue longtemps, entre douze et vingt ans, parfois c’est davantage,
-----un personnage, souffle Le Navigateur, vous pensez qu’il s’est enfin rendu compte qu’un bus suivait la Range Rover ou qu’il aurait pénétré votre rêverie, mais non, il parle de l’oiseau et vous ne savez qu’acquiescer, sans oser aborder ce qui vous préoccupe, comme si évoquer le sujet allait rendre la chose réelle, après tout, tout ça n’est peut-être qu’une impression, que virtualité, que non, vous n’êtes pas à une bifurcation de votre vie, il ne s’est rien passé là-bas qui vaille la peine d’être dit, pas plus qu’ici cette étrange parade à l’arrière,
-----rassurée, comme vous êtes lâche, vous vous concentrez sur la route, peu à peu, vous entrez dans votre vitesse de croisière, vous découvrez le véhicule, vos mains s’habituent au volant lourd recouvert de cuir noir, votre dos bien calé contre le dossier du siège, la mécanique impeccable d’un moteur que vous sentez répondre à la moindre sollicitation, la boîte automatique qui se laisse oublier, vous roulez,
-----à la sortie Girdwood, on ne voit rien de la ville, Le Navigateur parle des chercheurs d’or venus tenter l’aventure, ils croient à la fortune au bout de leur sueur, bustes penchés sur le tamis, reins lourds des soirs sans pépite, mais toujours un grain de métal pour prolonger l’espoir, une ville en est née, des femmes y sont venues, des couples se sont formés, peut-être pourrais-tu y situer la scène des noces, deux photos ressorties de l’album, là où a eu lieu une rencontre, là où ont sonné des cloches à toute volée, l’oiseau est venu frôler la caryatide d’un nuage, c’est à partir de là que s’offrent en panorama les glaciers de Chugach, leurs neiges révélées par quelques scintillements, comme les aiguilles d’argent d’un métronome en marche, ils battent la mesure sur le Prince William Sound, une baie, une figure bleutée courant dans le lacis de côte découpée à l’est de la Péninsule, une baie avec ses ramifications en branches de corail, les glaciers trônent, comptent les marées à l’origine de cette usure crantée qui a creusé le continent, la baie s’achevant en deux îles qui font clôture, comme deux trappes de flipper, ne se rejoignant jamais tout à fait, elles laissent un espace dans lequel s’engouffrer,
-----à droite, à présent, une plaine que vous longez, et vous scrutez la terre, mais elle, de givre, de sel, de cette suie étrange qui est apparue, ne laisse rien passer, elle bloque la pousse d’une herbe, combien de temps lutter pour traverser la croûte, est quelque part dessous, oui, juste là sous la couche, cette plante indigène qu’on trouve en Alaska et si on file au loin on la verra à l’est de ce grand Saint-Laurent de fleuve au Canada, elle doit bien exister, vous ne la confondez pas avec la cigüe de la même famille, ce poison de la nuit noire n’est pas l’herbe si verte, promesse d’un paysage, se traduit du latin, « maximum d’Héraklès », il en faut de la force pour triompher du sort, chez vous, dans votre argile, ressemble à l’angélique, la sauvage herbe à fièvre, elle protège les enfants, et ils en ont besoin, c’est la berce qui affleure, graminée qui fait champ, sa corolle de dentelle, on attend sa naissance, et vous le savez bien, juste quelques coups de pioche, votre obstination, la vie, vous n’avez pas l’outil pour ce lieu qui vous tient, vous faites votre racine, prise dans la semence, vous pointez votre tête contre la crête de terre, vous poussez, vous poussez, vous le savez combien il faut insister et miser votre audace dans ce sortir à l’air, que la branche s’éclate, qu’elle tourne sur sa tige, qu’elle pousse ses trois mètres et elle va naître bartsch, mot qui désigne cette herbe dans nos contrées d’Europe, embaume les midis comme le céleri en branche, a ce tremblé des bords, mais ne pas s’y fier, la verte dont on parle a forme d’isocèle, en sa composition elle affirme le triangle, quand elle se multiplie, on ne voit plus que les feuilles, elle envahit les aires, elle va vivre, elle va vivre et puis vous respirez quand s’ouvre le regard, la paume offerte enfin, l’instant de mise au monde, la sève en vous qui tremble, frémit et se dilate, cette petite tiédeur, elle coule dans vos veines, s’insinuent vos pétioles, s’épanouissent vos limbes, la surface se déploie, votre entièreté enfin, vous parvenez au jour, votre corps terrassé par la pression terrestre, vous vous habituez, puis découvrez leurs têtes, penchées sur le berceau, un couple et puis l’aîné, qui pousse des cris de joie, espérez le printemps mais elle, ne vous voit pas,
-----figure de la mauvaise herbe, en trop, toujours en trop,
-----ce son, c’est son klaxon, qui résonne deux fois, il a enfin éveillé l’attention du Navigateur, qui se retourne, tiens, qu’est-ce qu’il fait si près, celui-là, il n’a qu’à nous doubler s’il trouve qu’on ne roule pas assez vite, et vous tremblez, ce n’était pas une illusion, il y a bien un véhicule étrange qui se colle à votre parechoc, être deux à voir le bus, ça, la réalité, qu’il fasse sujet de conversation, et plus de doute, il existe,
----- tu sais qu’il n’est pas une autre de tes visions et toi, lecteur, tu sais désormais de quoi il retourne, quatre personnages dans une auto, un bus qui suit de près, à ça tu peux t’accrocher,
-----la route vous absorbe, s’impose au paysage un pylône métallique, qui enjambe la route, une ligne à haute tension, ou plutôt trois portées de lignes électriques, espacées entre elles comme pour trois musiques jouées en parallèle, ce sont des chevalets puissants qui les séparent, installés en étages, trois jeux à trois, puis deux, puis une corde au plus haut, plus vous vous approchez, plus le géant tressaille, quelque chose d’encore raide dans l’articulation, presque un adolescent à l’allure gracile, mais le bassin s’anime, une silhouette d’acier dont les barrettes se meuvent, se détachent des piliers, trois manches et puis des cordes, c’est sa bass géante qu’il joue le musicien, s’ensauvage dans le rythme et dans le déhanché, les fils d’acier qui giclent dans le même mouvement, crainte d’attaque au lasso, mais comment reculer, cette synchronie que vous sentez venir, lui debout dans sa masse, effervescence à bulles, ça danse, et vous, hallucinée, qui passerez en-dessous, la ligne droite, la vitesse, ça sourit, ça agit, à l’angle droit précis, vous toucherez le portail, vous craignez d’être relative, insuffisante au solo, dans cette asymétrie des perspectives, son ordonnée, votre abscisse, comment votre verticalité, vous ressentez les singularités, la frayeur des mille volts et la mort immédiate, lui, debout, s’agitant, vibrant et insistant fait croire en la chaleur, plus forte que la douleur, et vous accélérez, dans votre bruit-moteur, la quasi-certitude d’un coulissement possible, que chacun a la chose que l’autre voudrait bien, ce qu’on ne saurait fuir, quand les mots dans le rêve posent leur gibier de nuit, là, au pied du récit, et chaque fois et sempiternellement, quoi que tu fasse, qui pour croire qu’on peut choisir son énergie, quand la tension se présente, être assez fou pour foncer, qu’être habitant de la presqu’île, c’est accueillir la force électrique, ça, même au risque d’un coup de tonnerre, sur son toit sans paratonnerre, vous le frôlez enfin, passant dessous les câbles, et,
-----retour brutal à la réalité, il n’y a pas eu de musique, tout était prêt, lecteur, mais le musicien n’a pas plaqué le premier accord, celui qu’on attend pour l’intro, le branchement d’une sono, sans le son,
-----se concentrer sur la route, s’annonce Portage, et vous entrez dans Desolation Land, de part et d’autre du highway, vous contemplez à perte de vue un paysage de lune, un relief déchiré, le résultat d’un reflux, celui d’un tsunami, un raz-de-marée qui s’est produit lors du tremblement de terre de soixante-quatre, quand l’eau de mer s’est retirée, juste un glacis d’arbres noirs, givrés par le sel de mer, imaginez sur plusieurs dizaines de kilomètres une forêt de troncs d’arbres et de branches exsangues comme ces violettes blanchies, prises dans le sucre, cristallisées pour l’éternité, mais là sont noires, un souvenir qui ne s’efface pas, vous hésitez à nommer ce que vous voyez, vous demandez au Navigateur, il dit juste ce que tu viens d’écrire, tsunami, des vagues de cinq mètres, et vous voyez juste ce que tu viens de décrire, des gisants d’arbres couleur de bakélite,
----- devant un tel paysage, perplexe, que peut-on devenir, géologue, climatologue, océanologue, analyste du chaos, théoricien des catastrophes, peut-être juste poète, mais tu n’es pas poète, tu n’es rien encore, ton histoire jusqu’ici ne t’a pas appris que la vérité se cache dans l’esthétique, tu crois toujours qu’il y a va des faits, et, sous les faits, la réalité, et qu’il te faut la traquer, tenter de faire toute la lumière, comprendre ce qui vous a amenée là, à la mi-temps d’une vie, t’y tenir, surtout ne pas lâcher, puis une scène vient, qui n’a pas existé, mais qui est authentique, quoi, un faux souvenir, une fiction ?, alors c’est ça la poésie ?, un paysage suscité plus vrai que si tu y étais, que peut-être dans le poème, la profondeur ferait surgir quelque chose qu’on n’aurait pas perçu, vous aimeriez pouvoir arrêter la voiture, dire on attend, restons un peu là devant les paysages, ils vous fascinent, ainsi de toi ce pêle-mêle, mais le Navigateur ne vous laisse pas le choix, vous devez continuer la route, le village nous attend et, au port, la famille et le bateau de pêche,
-----vous, dont les lointains souvenirs de pêche remontent à votre enfance, en Suisse, au Pont, c’est le nom du lieu-dit, vous ne savez même plus avec qui vous avez pêché cette première fois, c’est un mois de décembre, au aurores, une très froide matinée, où le givre recouvrait les arbres, vous étiez debout, assistant au lent travail sur la mouche pour l’accrocher à l’hameçon, c’est l’homme qui est à vos côtés qui procède à l’opération, vous n’avez rien d’autre à faire que de contempler cette partie de pêche de truite à la mouche, au lancer, dit le Pêcheur, tout vous est inconnu, qu’est-ce qu’une mouche, un moulinet, une canne, une épuisette, une truite, le lancer, vous voyez ce mouvement du poignet qui donne à sa canne l’allure d’un cornet tendu vers le ciel gris, vous regardez les objets autour de lui, sa boîte aux vingt mouches que vous l’avez vu confectionner la veille, ce matin, celle qu’il a choisie avec soin est grise et se confond avec la surface de l’eau, vous observez chaque mouvement et leur impact sur la rivière, comment l’hameçon pénètre le plan horizontal et se laisse tirer par le courant, comment l’homme laisse faire puis reprend la main, cet incessant chassé-croisé continu et discontinu, le style du pêcheur, c’est ça que vous comprenez, et tout à cet autre que vous contemplez, vous ne ressentez pas ce froid jusqu’à ce qu’il vous saisisse, comme émanant de la végétation, suintant de la terre, remontant le long de vos jambes, l’humide s’insinue sous vos couches de vêtement et s’empare de vos membres, l’humide est un concept, il n’a pas de matière, il pénètre sans en avoir le droit, quand on s’en rend compte, quand vous êtes déjà là, transie, et qu’il vous faut vous ressaisir, se scruter, tâter son corps éteint, son cœur sans souffle, sa peau fermée, vous êtes dans la nasse, il est déjà trop tard, peine perdue à vouloir changer le cours des choses, enfin, non, mais le travail est lent qui réchauffe l’humidité gelée en nous,
-----dans le rétroviseur, le bus toujours, mais vous décidez de fixer la route,
----- vous traversez un village, quelques maisons de bois posées de çi de là, bardeaux horizontaux, couleurs effacées du gris et du jaune pâle, un changement d’atmosphère, ce n’est pas encore le port mais vous en approchez, l’odeur d’iode au reflet violet flotte dans l’air, manifestant la présence invisible de la mer, une trace plus puissante que son image, un appel, vous entrez dans sa zone d’influence, humez son bord qu’aucune côte ne dessine, ici commence l’océan par le sens olfactif,
----- la terre fossilisée qui courait dans ses tonalités bronzes depuis des dizaines de kilomètres a cédé la place à un camaïeu de vert et d’argent, refuge d’oiseaux, de mammifères, de poissons et d’insectes, la diversité des espèces, vous aimeriez voler comme ces pygargues à têtes blanches, qui viennent frôler la surface de l’eau, les deux pattes en avant, comme s’ils voulaient freiner, images de la vie sauvage, vous êtes dans le Wetland, le Navigateur décrypte ce que vous voyez, le comment d’un fermier luttant contre la croûte après le tsunami, a creusé des étangs dans sa propriété sur des milliers d’hectares, en une trentaine d’années, l’a transformé en ce paradis vert, qu’il lègue à l’Alaska Wildlife Conservation Center, mais que conserve-t-on et qu’est la vie sauvage, quand elle est si récente, créée contre l’histoire et contre l’évènement, elle est un artefact, le paysage nature n’a rien de naturel, on naturalise le territoire, comme on naturalise l’étranger, une appropriation, une soumission aux règles du regard, dictée par les conventions, la carte d’identité d’une vue estampillée, ici c’est l’Alaska, l’Alaska c’est comme ça, la marque déposée d’une fondation qui gère, Our animals are our greatest ambassadors, même la faune est un étendard, au pays d’eau et de verdure, et vous vous désolez, votre quête du vrai, et quand tout n’est que fake,
----- il te faudra un jour quitter tes illusions, l’authentique, l’archaïque, le plus ancien ne dure, tout est recomposé, l’admettre une fois pour toutes,
----- sur l’autoroute, un panonceau, Place River, depuis quelques secondes, les rythmes scandent en vous un tempo inconscient, le beat vous a gagné, deux, trois, un, deux trois, un, à droite qui file au son mat du ballast un train marine et jaune et sa grosse Diesel, de l’Alaska Railroad, lancé à grande allure sur le pont métallique, qui enjambe la rivière de ses bottes de sept lieues, des pilotis massifs à chevrons boulonnés, la 3011 avance, charriant l’air devant elle, elle vous met dans sa course, couleurs et parallèles, vous vous synchronisez sans même y penser, la vitesse fait ça, vous prendre dans son sillage, vous faire accélérer, faire naître comme un vertige d’invincibilité, d’humain devenu dieu à qui rien ne résiste, votre corps se redresse, et c’est la Pacific qui revient en mémoire, les fumées en gare, la vapeur en alerte, sa monstruosité, le film d’une mise en sons, la mise en sons d’un film, hommage à cette pionnière qui fonda le tempo de l’ère industrielle, ses deux roues de guidage, ses trois roues d’entraînement, et l’unique à l’arrière, deux, trois, un, deux, trois, un, extérieures au châssis de la locomotive, trois roues pour dire le train, le poids fait adhérence, deux, trois, un, deux, trois, un, les bielles accouplées et les essieux moteurs, un piston à la crosse et le bras va-et-vient se transforme soudain en mouvement circulaire, deux, trois, un, deux, trois, un, une technologie, sans même qu’on y prenne garde, la voiture accélère, la vitesse l’arrache à la gravitation, on aime aller très vite, on aime le train d’enfer, l’humaine toute-puissance conquise par la technique, comment l’acier se forge, construit sa dynamique, vous lui appartenez en naissant dans ce siècle, prisonnière de l’élan qui façonne la matière, la fond et puis la moule, une symphonie en onde que pulse la cadence, les belles Trente et leur ronde, partout dans les maisons, un microsillon tourne, il faut bien la rythmique pour enchanter le monde, le progrès, vous vous habituez à cette course-poursuite, mais déjà votre monstre échappe à vos ardeurs, plus rapide que vous, il vire dans cet arc qui casse la parallèle,
----- et vous décélérez sans vous en rendre compte, et comme en symétrie, le bus en fait de même, retour dans l’habitacle, derrière le pare-brise votre corps rapetisse, que faire contre ce double, ralentit quand l’auto ralentit, accélère quand vous accélérez, il s’est scotché à vous, vous rêvez tout à coup d’arracher le sparadrap, d’un coup sec, de le faire caler en freinant brutalement, de vous enfuir très vite, mais crainte d’un accident, alors ne faites rien, impuissante,
----- c’est le gémissement du petit dans son rêve qui vous sort de vos pensées, vous regardez J. dans le miroir intérieur, vous passez votre main entre les sièges, vous la posez doucement sur sa jambe, il ouvre les yeux, baille, fait ce geste des mains qui frotte les paupières, les deux coudes de doigts juste sous les sourcils, trace d’enfance, vous vous remémorez cette première fois où vous l’avez vu faire, et de cette émotion qui vous avait saisie à voir l’innocence dans ce geste d’adulte, à présent vous n’y sentez plus qu’une indifférence qu’il montre ainsi aux autres, sensation qu’il jouit de sa complétude, comme un dos rond qui ne s’interroge pas sur pourquoi il est rond et pourquoi il est dos, il est dos rond plus qu’il ne le fait, ne reste en cet instant que la certitude d’un plus clos que vous,
----- alors vous regardez au-delà sur la route le bus qui vous suit et remarquez la minéralogique dans une langue inconnue, sa plaque kabbalistique, des lettres sans aucun chiffre, à peine prononçables, un code à décrypter, vous notez mentalement la succession graphique, et elle vous entraîne, décoder, décoder, et puis ça se mélange, quel message s’écrit comme à vous destiné,
----- vous arrivez à l’intersection de la route de Hope et du Seward higway, le Navigateur vous appelle, on va s’arrêter pour voir Scenic Viewpoint, vous vous rangez sur une aire goudronnée, vous êtes à Sixmile Creek, le Petit s’est réveillé, les portières s’ouvrent en grand et claquent dans le matin, en sortant de l’auto vous saisit un air froid, à la suite du Navigateur et de J. qui porte le Petit sur ses épaules, vous gravissez un sentier tracé dans les fourrés, le rêve de la nuit, entamé non terminé, boursouffle votre esprit, vous marchez ainsi dans un état second, et vous débouchez sur une plateforme, longue-vue sur un piédestal, table d’orientation en céramique, banc de bois brut, panonceaux en couleur, une photo, un dessin, une publicité aussi, que contempler sinon la muséographie d’un paysage, son cartouche, qu’attend-on là, sinon de surprise le cri, un écrin pour faire entendre la voix humaine s’émerveillant, c’est beau, vous relevez la tête et la température se réchauffe, ce rayon de soleil sur votre joue, vous entendez le bouillonnement d’une cascade, et le Petit dit, je vois, je vois, vous, votre rêve vous turlupine, Scenic Viewpoint, une scène érotique, à cet instant vous ignorez encore le torrent et son mouvement organique, vous en êtes voisine, et le son vous suffit, vous devinez un canyon plus bas, la brume blanche, le brouhaha des flots, la trace d’un kayak et sa maestria, gymkhana dans les roches se jouant des rapides, et l’idée vous suffit, cette vapeur d’eau dans l’air, et à l’invite de J., qui vous fait signe de le rejoindre, vous répondez, excuse-moi, vous rejoindrai plus tard,
----- votre regard est attiré par un portique de bois grisé, de ces pins passés à l’autoclave, imbibés de sels métalliques, chauffés, asséchés, protégés, qu’on laisse vieillir sans entretien, dont les couleurs rejoignent dans le temps le camaïeu des feuilles, sa structure faite de rondins de pin mal équarris, croisés l’un sur l’autre à la façon de ces cabanes de trappeurs, il dresse comme un totem aux bords biseautés, la stèle d’un drapeau, huit étoiles jaunes sur un fond myosotis, les sept stars du grand charriot et la proche Polaire, et ce qui vous étonne, c’est qu’elles forment à l’envers comme le reflet dans l’air de l’Etat d’Alaska avec en chapelet ses îles aléoutiennes, la Grande Casserole et son manche ciselé dans la cuisine céleste fait miroir inversé, on dit qu’un enfant en a réalisé la décalcomanie, d’un positif aurait refait le négatif, et que dans son esprit de petit autochtone, fils d’un Suédois et d’une Russe aléoute, s’agit d’un caribou, un caribou doré, un symbole de force parce qu’il est permanence, là-haut dans la nuit affichée, la bête circumpolaire qui jamais ne se couche, toujours fidèle au poste même si de mille manières, aux heures des saisons la figure s’anime, tourne autour de l’Etoile, change de position, une lanterne magique, vous imaginez que le garçon a saisi au crayon l’instant de jouissance du cheval à ramures, juste avant le sommeil, quand l’animal se dresse, une fierté, est debout comme un homme sur ses pattes de derrière, et porte à son zénith sa ramure virile, sa tête redressée pour la traîne d’archipel, c’était lors d’un concours ouvert dans les écoles, il fallait un drapeau du nouveau territoire, pas encore un Etat, on se cherchait un mythe, on trouve un orphelin, du Jesse Lee Children’s Home, sur cette passe étroite d’une île sous Kenaï, terre des chasseurs de phoques, qu’on nomme Unalaska, que rêve le jeune gars, loin de barabara, sa maison souterraine qu’il a fallu quitter à la mort de sa mère, elle lui tenait si chaud, à quoi rêve le garçon si loin d’Alma Mater, la déesse à l’œil d’or, sinon au caribou qui tourne autour d’elle cherchant comment grandir, et comment le temps passe dans l’enfance des jours, et comment on le compte,
----- tu reprends les mots à l’écran, les treize mois autochtones, Temps du Soleil Possible, Il Monte Plus Haut, Naissance Prématurée Des Phoques, Temps Des Phoques, Temps Des Phoques Barbus, Mise Bas Des Caribous, Temps Des Œufs, Temps De La Mue Des Caribous, Poil Des Caribous, Poil Des Caribous S’Epaissit, Temps Du Duvet De La Ramure Des Caribous, L’hiver Commence, Période Où Les Nouvelles S’Echangent, La Grande Noirceur, ces états de nature dans leur bifurcation,
----- qu’elle est longue l’enfance, qu’elle pèse ses malheurs, ici dans l’orphanage, face là sur cagibi, sans porte, ni fenêtre, qu’elle est longue l’enfance à espérer la belle, on dit que le jeune homme a gagné mille dollars et une montre gravée pour prix de son dessin, et sans doute la fierté d’avoir créé l’image, qu’à terre toute sa vie, il rêva des nuages, mécanicien d’avion, il finit son destin dans les bras d’une fillette rencontrée au Jesse Lee, que toute sa vie durant il reçut des hommages et qu’il fût un symbole, Benny Benson, nommé fils pour toujours, le sort des orphelins,
----- et vous pensez à J. et son choix différent, qu’est-ce qu’un père qui manque trace d’un autre chemin, quels indices de l’enfance entrés prépondérants, ça tord le chagrin, ça envahit la tête, toutes ces choses secrètes dont il ne parle pas mais qui pèsent qu’il emporte avec lui tout au bout de la terre et que vous ne saviez pas,
----- un bruit dans les buissons et vous tournez la tête, vous observe à dix mètres un écureuil qui fuit quand vous le regardez, mais le Navigateur vous attire, vous presse vers le panorama, le drapé des chutes d’eau, vous explique le plissé de cette zone ancienne et sa géologie, comment les Flyschs, un mot de vos ancêtres qui signifie « couler », qu’on trouve ici aussi, surgissent du plus profond, les sédiments, les roches de grès, les schistes argileux repliés en canyon, lancées l’une contre l’autre, la plaque de Kula, -le mot des Aléoutes pour dire « tout disparu », langue vernaculaire, de quel savoir ancien tenaient leur théorie-, venue de l’océan s’enfonçant peu à peu sous celle du continent, la « nord-américaine », quarante millions d’années pour ce paysage-là, comment la lithosphère cogne et cogne sur cette terre, sur vingt millions d’années se glisse sous la roche la forçant en durée, l’énergie du magma poussant et fabriquant les strates des continents dans le monte-et-descend de ce tapis roulant, ces quelques centimètres à chaque année qui passe, rien qu’un homme de Grande Terre debout depuis toujours ne puisse voir en une vie, témoin du changement et ce qu’il en transmet, la plaque disparue, rien que des scientifiques penchés durant cinq siècles sur la croûte terrestre, Abraham Ortelius, Alfred Wegener, Jean Goguel, Arthur Holmes, Harry Hess et tant d’autres, ne puissent décrypter, dérive des continents, dans l’océan cachée la dorsale, la faille, naissance d’une théorie, la tectonique des plaques,
-----comme en toi, subduction des histoires, des techniques, la lutte pour que ce texte, la danse des personnages, et le récit te tremble, jamais stable, les scènes fantastiques, les horizons qui traînent, le Nord, le Sud, chaud et froid sur la glace, et tu fonds dans les mots, magma que toi, là, qui charrie ce que veut, et vous abandonnée à ne savoir que peu, dans ce tohu-bohu,
----- remontant vers le parking vous apercevez la masse sombre du bus qui s’est garé, pas de mouvement à l’intérieur, vous ne voyez que ses vitres fumées, et vous pensez « boîte noire », même si vous le savez les boîtes noires sont oranges, couleur destinée à ce qu’on les retrouve, vous n’en avez jamais ouvertes, « boîte noire », ignorance de ce qu’il se cache à l’intérieur, on dit que s’y trouvent des enregistrements, des sons et des données, qui disent les derniers instants d’un avion écrasé, comme un arrêt d’image, et juste avant le crash, allo papa, ce qu’il s’est passé s’est déroulé ainsi, un tango sinistre, Mayday, Mayday, la conversation de Charlie à l’intérieur du cockpit, à l’instant de la fin, enfin, à celui qui précède, comment découvre-t-on le livre obscur après un accident, en morceaux, éclaté dans la chute, on dit que le boîtier ne fait pas de débris, que, seul, il résiste au grand choc, qu’on le range à dessein au fond de l’appareil, choix né des statistiques, on calcule qu’à cette place les pièces les moins détruites, celles qui tombent de l’arrière, leur chance est plus élevée qu’on les retrouve intactes, et même si on le cherche parfois de longues périodes, l’enregistreur perdure, — sa mémoire engrammée, parce que reste ce qui pèse en elle —, programmé pour six ans et protégé des flammes, du gel et même de l’eau, et s’il ne prévient pas l’événement ni ne console des conséquences, envoyé valdingué comme les autres, il est utile a posteriori, témoin indispensable promis au dernier mot, ce qui ne vous explique pas pourquoi ce bloc fermé du bus, l’impression d’un mystère, une histoire cadenassée qu’on regarde fascinée sans pouvoir rien y faire, vous n’essayez même pas de cogner à la porte, sachant déjà que l’on n’ouvrira pas, jetant un dernier regard inutile autour, vous finissez par rejoindre le 4x4, en murmurant, ne te demande pas pourquoi ce bus cherche à te troubler, demande-toi comment faire pour que ce trouble ne t’empêche pas d’avancer, c’est à ce moment-là que la porte du bus s’entrouvre, que vous voyez l’homme au volant, tignasse blanche, yeux plissés, grand sourire, il vous a fait un signe, vous avez dû mal voir, alors vous restez là, jusqu’à ce qu’il referme dans un bruit pneumatique la porte de verre opaque, mais c’était bien un signe, ou n’est-ce que pour jouer,
----- pour remonter sur l’autoroute, la pente est raide, avant de bifurquer, vous freinez, le Navigateur a touché votre bras, si tu veux, on pousse jusqu’à Hope, il sera l’heure d’un breakfast, O’Malley fera l’affaire, devant la vitrine du snack-bar, vous ne choisirez pas ces dougnuts au dais blanc sucré sous leur cloche de plastique, pas de fried eggs non plus, et non pas de bacon, juste un café, n’avez jamais supporté l’irruption du grillé le matin, ni du gras, ni du cuit, le Petit matin est à la vapeur chaude, au bitter, le temps de refaire l’unité, ça prend du temps de faire l’unité, on s’installe à une table au centre du snack-bar, plateaux posés devant chacun, le Petit est bien réveillé à présent, il mange, ses dents, ses yeux, ses doigts, tout à l’activité, il dévore, One more cup of coffee for the road, la serveuse s’est approchée, portrait striures jaunes et blanches à la Hopper, cadrée en biais, sa poitrine se tend vers vous, esquisse un pas de danse sur l’air qui passe sur le juke-box, Carole King, I feel the earth move under my feet, y jetant un œil, vous apercevez le conducteur du bus qui en revient, ne l’aviez pas vu avant, vous comprenez que c’est lui qui a mis un jeton dans la machine et a choisi le titre, pour aller s’asseoir il frôle votre table, carrure de bûcheron en chemise écossaise, casquette blanche sur la tête, il s’installe derrière J., vous regarde dans les yeux, c’est l’intro en trois notes plaquées sur le piano, cette façon de scander et de mettre en suspens, le mot de passe sur les touches et ça vous avertit, mais de quoi, et c’est la pulsation, une promesse, Lady Day se rapproche, déjà prête à chanter, I feel the earth move under my feet, le move sur sa bouche, comme un baiser d’entrée, I feel the sky tum-b-ling-down, le vertige quand la terre se dérobe, on le sent, l’homme bat la mesure, la serveuse, sa cafetière au-dessus de vos tasses, acquiescez de la tête, et le rouge sur vos joues, J. qui vous dévisage, la belle Ella vous hèle, Where do you come from ?, From France, Oh yeah, you mean Olympic Games, elle chante dans la voix, Yes, Albertville, le mot qui fait clef, ça qu’ils connaissent ici, la France réduite à sa piste de ski, et on descend tout schuss, penchés genoux pliés, on y va tout franco, sans éviter les bosses, nous les Français en combi dans la blanche, et la blues woman de rire, elle s’en va servir l’homme, elle n’est pas dupe, elle sait quelque chose de vous, elle a ce geste des épaules en rythme, on mène deux songs à la fois, la conversation, mais les mouvements disent autre chose, elle a jeté un œil à celui qui vous fixe et aussitôt s’est tournée vers vous, I just loose control down to my very soul, nos corps racontent en douce, break, le solo de saxo, chevauchements, puis celui de guitare, se conjuguent terre et ciel, pas résister, ça frémit puis ça secoue en vous, J. à présent vous scrute, vous l’esquivez, mais ce faisant croisez le regard de l’homme toujours fixé sur vous, le Navigateur se met aux fourchettes sur la table, All over, all over, yeah, la respiration semble s’éteindre sur la platine, presque un silence, puis la musique repart, frénésie, le Petit se met à rire en voyant le Navigateur, il l’imite, il tape la cadence avec ses mains, ses yeux brillent, pas ceux de J., I feel the earth move under my feet, I feel the sky tum-b-ling down, tum-b-ling down, ça frappe une fois, deux fois, la batte marteau qui cogne le cul de la grosse caisse, l’insistance des sens, et puis les trémolos, Carole, cette cascade, quand la musique est bonne, et puis le tempo casse, syncope, J. se lève et il paie, comme ça qu’on part, et vos yeux comme fixés à l’arrière de la tête,
----- en sortant, vous remarquez, parqué sur le bord du trottoir derrière la Range Rover, un pick-up rouge, il a l’aile complètement enfoncée, vous la regardez obstinément, vous contemplez les angles défaits, les couleurs fondues au gris, pas vraiment un trou, mais un cratère plissé sans fond apparent, qui comprend aussi le phare, même si protégé de deux barres, enfoncées aussi les barres, enfoncement général de l’angle avant gauche de la voiture, un signal en vous, effacé déjà, le Navigateur vous a vu fixer la camionnette, pas rare qu’on se cogne aux rennes ici, ils traversent, sont happés par les phares et boum, tu casses ton moteur, lui a eu de la chance, a juste heurté de l’aile, devait pas rouler vite, ce serait un renne, perte de toutes les pertes, un renne charmant aux bois racés, ou une femelle, une délicate femelle, ou une biche, c’est pareil, de ces animaux qui sautent et ne pensent pas, qui fixent l’auto et au lieu de fuir s’immobilisent, arrêtée dans l’exacte halo des phares, et dans l’instantané, elle, prise au vol, jetée plus haut encore,
----- vous marchez sur le trottoir en planches, vous percevez en écho de vos pas le bruit que fait l’homme derrière vous, le cuir de ses frye boots, le son mat des semelles sur le trottoir clouté en caisse de résonance, devant vous qui vous étonne l’archéologie de la mainstreet, tout est si proche de la forêt ici, une géographie du pionnier, l’abattage des arbres perceptible dans les planches des façades, équarrissage du bout de la serpe, la sève parfumant l’air, jusqu’aux cageots de légumes à l’étale du grocer, tout fait bois, ne manque que le ballast, cette scène est l’exacte figure de la première fois la ville, sculptée dans son économie de peu, du bûcheron au menuisier, ne manque que l’ébéniste, la sobriété des cent-quarante pas qui font se rejoindre nature et culture pour une transformation sous toutes les formes attendues, bien avant les paysages de fer,
----- et en vous retournant, ne voyez que sa nuque, son corps un peu penché dans le sens opposé, il porte sa besace et semble si lointain, mais qui suit qui enfin,
----- dans la rue du trappeur, vous êtes saisie par l’aspect brut des lieux, vous pensez le mot « viril », le lieu viril, où il faut du muscle et puis du nerf pour tracter jusqu’ici et hisser les parois, le toit et la configuration d’une base humaine, l’accueil des femmes et dans le même temps le jeu de séduction, que vous ressentez aux regards effrontés, aux commentaires et apartés, les filles laissent échapper des rires, les garçons s’approchent un peu trop près, c’est l’ébauche de la ville, viens par ici, petite, on va te montrer le nœud du monde, tu vas le connaître bibliquement, vous aimeriez vous retourner, vous approcher de l’homme qui marche à présent à distance, mais vous n’osez pas, restée là, interdite, vous n’avez que son regard droit dans vos yeux qui vous obsède encore, y aura-t-il un jour, une heure, à cet instant, vous poussez la porte d’une boutique, vous cherchez un présent à faire, vous préparez le moment du troc, ce qui pourra toucher ces gens qui vous attendent au port, vous prenez quelques bouteilles, brandy, root beer, un jeu de cartes aussi, vous imaginez qu’il en faudra jouer durant la croisière, choisir un cadeau pour eux, vous ne savez pas ce qui pourra leur plaire, pour engager le lien durable, répondre à l’hospitalité, pour ces amis que vous ne connaissez pas, que le Navigateur voudra vous présenter,
----- les autres vous attendent, il vous faut repartir, rejoindre le véhicule, vous marchez droit devant, tout est lisible et simple, quand votre pied s’effondre sur la terre battue, le trottoir ici s’est interrompu, et vous, vous trébuchez, une ruelle inconnue était là qui guettait, côté gauche comme l’enfance, à quel âge de l’infante naissent les jeux interdits, vous y êtes, un sentier qui sent fort les humeurs, encadré des côtés de maisons aux murs sales, le sombre vous attire, le passage vous aspire, un souffle fait trembler vos lèvres entrouvertes, engagement du corps en marche somnambule, les fantômes de l’esprit ont envahi la ville, vous êtes devenue girl, l’invitée du saloon qui dans la nuit avance, livre-moi ta matière, tes images intérieures, elle longe les façades borgnes en quête de ce point à l’autre extrémité, au bout de la venelle le halo d’une poursuite en éclaire le seuil, elle, prise dans la robe de taffetas moiré rouge qui entrave sa marche, la beauté prisonnière, ce poids sur les hanches des jupons en bataille, comme une peau d’apparence qui fait aussi structure, les bas épais qui masquent jusqu’aux jarretières les jambes, cet arrêt à mi-cuisse si près du saint des saints, le corset lacé noir dont chaque sillon s’imprime, un miroir en révèle comme en mirage le soir les chairs marquées à vif sur la surface laiteuse, et puis un calicot pour la beauté du mot, si serré lui aussi, qu’ils dressent la silhouette en épure de la belle, un sablier d’airain, ses seins emprisonnés dans la guipure blanche, ce volant en ruché de dentelle sans mousseline, tiens, prends donc ces tissus qui irritent la peau, forge-t-on le froid-chaud dans les tissus mauvais, traces du manque d’attention, maman, ça gratte, là, le rêche, une sensation qui dure, naît ainsi le plaisir qui se glisse à l’endroit du plus fort déplaisir, allumez les lanternes, vous allez arriver, elle pousse les deux vantaux de lattes parallèles, l’espace lui apparaît en tentures enflammées, les appliques dorées ornant le cramoisi, et c’est le brouhaha, le vieux pianiste entraîne les rouleaux perforés, il pousse du bout des pieds des pédales pneumatiques, tire sur ces leviers pour donner la rythmique, les voix d’hommes qui appellent, elle rejoint les tables, et c’est le rouge aux joues qu’elle se fait caresser, sans qu’elle y prenne garde, le ragtime dérobe la pensée intérieure, et c’est Oh, Suzannah, elle sent la chaleur et l’odeur de l’alcool, le breuvage malté qu’elle sert dans les verres, elle ne s’appartient plus, Oh, Suzannah, don’t you cry for me, et elle ne pleurera pas, les mains accapareuses, elle ne se sauve pas, les yeux déshabilleurs, elle ne se sauve pas, les bouches dérobeuses, elle ne se sauve pas, elle a perdu pudeur et toute timidité, quelle voix pour vous souffler dans ce tohu-bohu l’attitude et les mots, elle est fondue au rouge, se pâme dans le noir, elle se fait dissoudre dans la promiscuité, son impavidité, une chape du flou, quand on ne se pense plus, qu’on échappe à soi-même, elle entre dans l’acquiescement aux offres en tous genres, aux murmures, aux figures obscènes, aux rictus qui la traquent, la descente aux enfers est-elle une promesse, et combien d’espérances viennent aux princesses quand elles montent sur la scène et qu’elles se laissent faire, où a-t-elle donc appris ce sourire en coin, la moue en attente, la langue sur les dents, l’ondulé de l’épaule, ce buste qui se soulève, ce coup de reins soudain, les clichés de leur râle en vous déjà présents, une mèche de cheveux qui glisse du chignon suffit à allumer les lampions chez cet homme, ce sera celui-là, vous êtes nue déjà et les bras relevés faites offrande du tout, un visage vous fourgue une langue dans la bouche, vos yeux s’en agrandissent et c’est le grand parcours des centimètres carrés, chaque pore réchauffé, sensuelle découverte et le tutti frutti de ce qui vient pêle-mêle, le jeu s’est répété durant toutes ces années, un jour avez compris que vous êtes Marguerite et que vous êtes le maître, enfin dans ce jeu-là, Jeanne qui rit, Jeanne qui pleure, la madrée aux deux bouts, vous contrôlez le tout, qu’on vous pince, qu’on vous fouette, c’est vous, l’Alabama, et c’est vous le banjo, le cow-boy et la fille, et même le pianola et les cartons percés, l’étoffe qui étouffe, les phrases qui déshabillent, l’enfance en partition pour éviter le pire, l’enfant en chef d’orchestre pour jouir du meilleur, mais le cœur qui vous touche est à venir encore, et soudain vous réveille l’électrique tremblement de votre malléole, une trace d’ancienne chute, et reviennent scander des slogans dans la tête, la voix de ces fantômes qui s’invitent au parcours, Loneliness, loneliness, faut-il continuer, sans l’avoir désiré, vous heurtez un homme avachi sur le sol, un beggar, il vous hèle, vous ne comprenez pas et tentez de répondre, vous bredouillez la langue, il s’énerve, vous insulte, vous prenez peur et vite vous rebroussez chemin, vos yeux se sont rouverts, retour à la mainstreet,
----- cette fois, J. se glisse aux côtés du Navigateur, vous êtes derrière avec le Petit, qui ne parvient pas à mettre sa ceinture, vous la bouclez doucement, geste de sécurité, geste d’amour, il se laisse faire, il vous regarde en souriant, maman, j’aime bien ici, vous nichez votre tête dans son cou, poussez un peu en bougeant et lui rit, tu me chatouilles, il vous saisit les cheveux, tu sais, maman, je vais pêcher un gigantesque saumon, tu vas voir, grand comme ça, il dégage ses bras pour vous montrer, vous lui chantonnez en murmurant one, two, three, King Salmon, four, five, six, Blue Salmon, une comptine, mais vous arrêtez en chemin, boule dans la gorge, c’est quoi la différence entre un King Salmon et un Blue Salmon, maman, y en a pas, mon chéri, y en a pas, vous pensez à ce léger pli au creux que vous découvririez, la bouche posée sur lui, le musc, le vertige, vous rêvez du corps de l’homme, un fantasme,
----- vous relevez la tête et regardez sur le côté les lignes électriques, leurs poteaux, la tension des fils et leur tressautement, le défilé presque filmique de chaque segment s’enchâssant l’un dans l’autre, et parfois décrochant, un oiseau passe que vous ne connaissez pas, cette bordure de voie en l’air, l’exacte délimitation du champ à parcourir, vous ne pouvez aller ailleurs, l’électrique borde votre possibilité, la rue, la route à présent, le 4x4 est sorti du village, le paysage a pris la marque du vent, les troncs penchés, les végétations en génuflexion, le galbe, ils ont beaucoup plié, ils ont beaucoup subi, ils ont beaucoup marqué le temps, les arbres et puis les buissons, comme assoupis, tandis qu’au loin de fiers conifères ne se posent pas de questions, ils trônent, ils ont la mine altière, indéfectible, mais ils ne vous touchent pas,
----- la tête contre la vitre, vous apercevez au-delà du fossé et de ces gravillons qui jonchent le bord de route une plaine au gazon raz filant vers le plan gris, d’où se détachent à présent quatre vasques d’acier au jaune piqué de rouille, gonflées de sable blond, sont venues se planter dans une symétrie de monument moderne, série de colonnades qui soutiennent un autel, érection de statues que les hommes construisent contre les vents violents, ceux qui s’acharnent rompus à leur sort de souffler, à l’échelle métallique qui fait se joindre la terre à l’une des hémisphères, croyez qu’un bras tendu, quelque chose d’un salut de la glèbe au silice, relie le reliquaire au sol qui l’a fait naître, un attachement, un lien,
-----le silence dans l’auto, quatre personnages se taisent, seul le bruit du moteur, et toi, lecteur, t’ai-je perdu, la route a-t-elle raison de toi, comme elle de moi, parfois ce sentiment d’infinie langueur dans le grand paysage, on est passive, et puis l’instant se creuse, une curiosité, des questions, l’étonnement, et la vie vous revient,
-----la voiture a rejoint le highway, celui qui mène tout droit aux nappes de Trail Lakes, un double lac, un huit à la surface de miroir grisé, méditation, le chiffre, ses boucles allongées, dans la conjugaison l’Upper et le Lower, deux corps articulés d’un trait d’union entre eux, un bras d’eau, là s’installe un village planté sur pilotis, dans le rétrécissement qu’on appelle Moose Pass passent les caribous, mais vous n’y êtes pas encore, le brouillard s’est tendu au-dessus de l’Upper Lake, ou peut-être juste une brume, un stratus allongé qui masque l’horizon, frémissement de voiles blancs, et puis le gémissement dans le froissé des draps, un rythme, le son mat à l’attaque, la réverbération dans l’écho du mouillé et puis le coulissement, cela qu’on mémorise dans le berceau obscur, la scène entendue, ni primitive, ni vue, et roule la route, les neuf miles en aveugle, dans la frayère des alevins, dans le sable, cachés, des tacons qu’on ignore, mais un seul saumoneau présent à l’arrivée, et passent trois années dans le grand brouhaha, vous reviennent ces bruits de gorges faits à deux, exercés dans la chambre comme dans une nuit des temps, deux enfants recréant le grave à résonance, la diphonie des Tchouktches, Gyuto Monks du Tibet ou de ce territoire, le ton rauque des Inuits, la partition des hommes, le premier chant du monde, mais ici que des frères, et vous, vous attendez, quelque chose doit naître, et à nouveau la fraie, l’Ecloserie de Moose Pass, et quand dans le matin retentit cristallin le chant de l’alouette, vous le savez, c’est là, le signal, un départ et puis la gestation, la promesse d’un Umrhubbe, un chant des femmes Xhosa du peuple aux deux rivières de Kei vers Keiskamma, écoute cette vibration, les infrasons d’abord que vous ressentez, chut, taisez-vous les autres, mais qu’ils fassent donc silence, et vous, vous percevez, qui respire donc ici ?, vous hésitez, j’entends, j’entends, mais qu’est-ce que tu entends, la chanson africaine ?, mais non, un râle léger, une respiration, peut-être juste un souffle, et puis un vagissement retenu sur la ligne, vous orientez la tête vers les volutes blanches, quelque chose d’allègre s’annonce et puis grandit, c’est un sourd ronflement et dans l’inspiration s’entendent les harmoniques, l’onde longue, un galet dans tous ses ricochets, et il ricoche, il ricoche, il rebondit vers vous, vous n’êtes plus qu’oreille, qui vit là ?, le cliquetis d’une clef où perce un gazouillis, quelques notes graciles, votre cœur tape si fort, et le road song démarre, le beat vous accompagne, mais l’image est manquante, un grondement soudain, un soufflet qui s’écarte et ouvre le nuage et vient au premier plan, à l’à-pic du lac sur une haute fréquence, envahissant le ciel, la mélodie rieuse d’une machine volante, une libellule à bulbes, rayures bleues sur fond blanc, elle vrombit, elle surgit, et la dernière est là, et vous n’êtes plus seule, c’est le temps du babil, l’amorce d’un dialogue, d’un coup vous frissonnez, vibrations d’un avion comme si vous y étiez, vous étonnent les hoquets, le mouvement goulu, les lèvres vers l’avant, et puis l’amerrissage, les flotteurs, l’hydravion, avec son fuselage qui zigzague sur l’eau, comme lui vous zigzaguez, penchée quand l’aileron penche, et droite quand il est droit, le blanc à l’intérieur, c’est un rêve, marchez dans la carlingue et chaque pas que vous faites fait tanguer l’appareil, alors vous tentez le gracieux équilibre, et fredonnez très bas la mélodie subtile de l’esquif au berceau, dans les yeux ouverts sur la musique du monde, vous gagnez l’innocence, le corps qui se confie, on devient petite mère, la bouche tâtonne, fébrile, au contact de la joue, on est aimée enfin, et même ce bouillonnement qui irrigue les lèvres, on ne s’en dégoûte pas, un corps d’avant les mots qui parle par l’élan, c’est un petit bonheur que j’avais rencontré, le porter, toutes vos forces dans la sororité, c’est votre elle, vous son elle, et tant et tant d’histoires qu’avez à raconter,
-----devant vous, J., sa nuque, et derrière, l’autre est là, un homme-buste dans l’écran, en proche et en gros plan, ses yeux fixés sur vous, cherchez à mesurer l’écart qui vous sépare, attrapez le Leica, vous filmez, et le bus ralentit, la distance se creuse,
-----tu te voulais touriste, un charmant souvenir, du voyage l’image, clic, clac, merci Kodak, mais l’autre te refuse le droit de le réduire à cette carte postale, il se veut contemplé et non photographié, c’est ça que tu comprends, il pose sa condition, une réalité qui force le réel, et ta présente vengeance, le prendre dans tes mots à distance du temps, n’est qu’un pâle pis-aller de ce qu’il s’est passé, on tente le récit, on le voudrait grandiose, mais toujours on l’échoue,
-----dans l’habitacle, le Navigateur a pris un appel, casque sur les oreilles, on entend sa voix mate, we’ll be there in half an hour, ceux du port s’impatientent, nous toujours près du lac, et l’hydravion accoste, vous distinguez son nom, le Havilland Beaver, et vous le traduisez, d’un pays lourd, lourd, c’est tout ce qui vous vient,
-----et vous fermez les yeux, sempiternellement ce monde où rien ne vient, vous sentez votre corps s’écouler lentement du siège comme une ombre, effilochée, fragile, dégoulinerait du sol vers le tapis de sol, aurait trouvé un interstice peut-être dans le contour d’un boulon, y aurait fondu pour mieux resurgir près de l’essieu sous la caisse, se serait déplacer latéralement rejoignant la roue, s’y collant, soudain devenant plate, s’enroulant autour du caoutchouc, faisant le tour du pneu, y adhérant d’abord en surface, puis peu à peu la peau marquée de l’empreinte toute spéciale de ce pneu-là se gaufre et sous l’effet de l’écrasement entre la roue et le bitume s’amalgame au matériau, c’est ça la réduction à la gomme dérivée du latex d’hévéa et y serait ainsi coagulée et rentrerait alors dans les molécules du polymère, vous seriez quoi, vous, dans la composition du poly-isoprène, tout juste une chaîne de souffre ou une chaîne d’isoprène, vous préféreriez être de l’isoprène, mais le souffre a ce talent de casser les doubles liaisons d’isoprène en s’y attachant et fait un mélange malléable qui permet que ça s’étire mieux et que ça résiste au temps, c’est comme ça que vous êtes vulcanisée, le souffre toujours là, même si la résistance,
-----poursuivre est un rapport de force de soi avec le texte, celui déjà là qu’on considère à cet instant de la relecture, qu’on scrute, qu’on réinvestit, mais parfois sans succès, certains textes te résistent comme en identification ratée, alors renoncer à s’identifier, que, traversés, les champs d’enfance confrontent aux vipères, aux grandes nappes bleues, et on n’en veut plus, on a peur, la peur de se faire prendre dans les sables mouvants de l’esprit, que convoquer le passé te replonge dans la tristesse d’époque, auto-apitoiement sans doute, dans l’entame, te relisant, tu entends ta résistance, ce n’est pas le texte qui résiste, c’est toi qui résiste au texte, ou plutôt au souvenir, préférer l’évitement, chercher des alibis, quelque chose comme ce grand yo-yo, up and down, ruine la progression du texte, qu’on aimerait une enfance radieuse à poser sans souci dans le creux du road book, mais ce n’est pas l’objet de cet Upper et Lower lake, le grand Huit donne le tournis, soit se nicher dans l’intersection pour combattre l’inversion des émotions ou accepter que cette dualité fasse partie de toi, qu’elle, traversée, rende compte d’un plan supérieur, poursuivre l’effet de torsion du chiffre en lui faisant faire plusieurs fois le tour, le presser comme un torchon qu’on essore, le réduisant ainsi à quelques pointillés pour le rendre poreux, d’où s’échapperait la matière, l’eau du texte, la substance qui fait ligne et paragraphe et roman,
-----la libellule est repartie, à peine accosté, l’hydravion s’est à nouveau rempli, à peine arrivé, une famille est montée à bord, il a relancé son moteur, parcouru ces quelques mètres qui donnent l’élan, et vous le retrouvez voguant dans le grand ciel griffé de stratus gris, de nouveau à distance, la petite libellule,
-----alors, tu la retiens, sur ce film super 8, la petite dans les roses marchant dans le jardin, habillée d’un manteau, d’un foulard, femme en miniature, en promesse, l’image tremble au passage, l’ultime image d’avant, d’avant quoi,
-----malgré vous, vous jetez un regard à l’arrière et constatez le retour du bus dans le sillage, à sa place évidente, pourtant c’est l’inconnu placé à la lisière, visage, présence, regard, un signe sans décryptage, un code sans décodage, et si vous l’entendiez, quelques claquements de langue, audibles que de vous-même, qui dresseraient tous vos sens au garde-à-vous de vous,
-----comme s’il fallait du son à mettre dans tout ça
-----changement de paysage, c’est temps de Kenaï Lake, vous regardez la route et presque en confluence le lac à angle droit de votre trajectoire, vous pourriez y descendre, vous rendre sur la rive, vous auriez emprunté le voilier qui s’éloigne, vous seriez à la barre et lanceriez le spi à l’abordage d’un souffle, partiriez en rappel, votre corps allongé sur le filet des contes, l’oiseau bleu descendant des pages au liseré d’or, le prince, l’oiseau, la plume, ces mille et une nuits, distribution des prix, la lourde pile de livres portée triomphalement, en vous ça carillonne, des trilles montent et descendent, harmonie triple croche, trtvitt, trtvitt, c’est l’oiseau qui vous parle, il porte dans son bec des objets, des écorces, de ces petits bouchons, fétus de paille, brins d’herbe, tout ce qu’il peut trouver de couleur mariale, vous sème une voie royale, il vient vous faire la cour, votre regard se pose sur chaque couverture, promesse d’une lecture, un conte et puis un autre, il vient construire le nid, compose une décoction et d’un morceau de bois trempé dans l’eau teintée de pigments de barbeau, il peint son nid tressé dans des tons de lagon, rêves plus beaux que vos jours, vous enveloppe d’azur d’un voile de brocart et s’envole avec vous sur le tapis lovant, dans cette couleur bleu cyan des dômes d’Asie centrale, Tilla-Kari, Samarcande, camaïeu d’azurite pour une route de soie, vos robes aussi teintées du kuanos magique, au flanc de la montagne, pôle haut du paysage, apparaissent des sphères, bondissantes et rieuses, des bleues, des vertes, des rouges, les boules perlant la ligne d’une page d’alphabet, après la plume qui gratte et l’encre des pâtés, c’est l’heure de la glissade, du toboggan rêvé, la fête des quatre couleurs droit sorties d’un kugi, Kugelschreiber exulte aux quatre coins de la page d’écriture, s’égrènent les lettres, on lit les premiers mots, l’année promesse de joie, on finit par écrire,
-----dans l’auto, le Petit s’est mis à chanter et tout le monde a entonné, Tiens bon la barre et tiens bon le vent, hisse et ho, Santiano, tous, nous savons rejoindre le port de pêche, le vent souffle dans nos voiles, nous irons jusqu’à San Francisco, puis sans savoir pourquoi vous vient une chanson, In a cavern, in a canyon, que le Petit connaît aussi, chorus en allegro, Oh my darling, oh my darling, oh my darling Clementine, une chanson de mineur et de sa fille, enfin, une de ses filles, sol majeur à la clef, on croit que gai, mais ne l’est pas, le dièse altère le fa, l’histoire d’une fille, noyée, le père ne sait pas nager, dreadful sorry, Clementine, finit par l’oublier, till I kissed her little sister and forgot my Clementine, enfin, pas tout à fait, puisque la chanson,
-----devant la file, là-bas, ça, qu’on ne distingue pas, un bruit de carrosserie et le crissement des freins, la Range Rover qui pile pour mieux éviter l’onde, en épis sur la voie, quinconces et rotations, chaos dans la rangée, derrière, le bus décroche, vous le voyez à gauche, il vous double, zigzague, se rabat puis s’éloigne, croyez voir tout à coup un bus à impérial, de ces cars que craignaient les soldats aux tranchées, une guerre, la boucherie et qu’il serait l’annonce d’une mort à venir, mais lui qui décélère, se retrouve à l’arrière quand la Range à l’arrêt, et toi, dans l’habitacle, secouée, cognes le siège, retiens d’un bras le fils, pas de mal, désolé, ça m’a surpris aussi, et le Navigateur de regarder chacun, J. ne dit pas un mot, le Petit vous sourit, ça va, on va tous bien, on va attendre un peu, mais attendons longtemps, il appelle les amis, annonce le retard, il relance le moteur et décroche à son tour, nous remontons la file, les petits accrochages, penchés sur les dégâts des conducteurs fébriles, devant, l’encastrement, deux voitures éventrées, sur le sol des débris, traces brunâtres, traits de craie, l’ambulance est partie, un policier fait signe, le 4x4 accélère, vous remarquez alors, accroché au miroir, un CD argenté, rosier peint sur le disque, arbuste à roses trémières, althaea rosea, de ces belles nonchalantes qui bordent les jardins sous d’autres latitudes, qu’on trouve dans les bourgs où deux chemins se croisent rejoignant deux villages, ici juste un écho, un rose sur gris, pâleur, peint par ma Cunégonde, glisse le Navigateur dans le rétroviseur, elle les peint en série, c’est beau ces arabesques, vous ne faites qu’acquiescer, une douleur soudain s’installe dans votre ventre, et vous vous rencognez, la tête contre la vitre, une sortie, c’est Crown Point, consécration du lac, vous n’irez pas y voir,
-----vous éblouit alors la grosse boule dorée qui donne cette valeur froide aux volumes tout autour, et leur netteté aussi, mais la fixant longtemps, elle éclate dans vos yeux en points noirs, en taches sombres, mouvantes, irrégulières, comme séparant le plan dans un miroir brisé, revient à vous ce jour où pour la première fois avez cru la matière dérobée dans la nuit, c’est d’abord un midi, marchant dans le jardin, devant le flamboyant, vous êtes en arrêt, le jaune d’un forsythia qui provoque le ciel, cette sorte d’irréductible qui force le regard, à quoi rien ne résiste mais pourtant, le même soir, s’éteint comme absorbé, disparu le relief, effacée la matière, l’arbuste existe-t-il si la nuit il n’est pas, et s’il est éphémère, qu’est-ce qu’il reste du vu, changeant du seul effet de l’heure du cadran, peur, le vous, le nous, qu’est-ce qu’il reste de l’être s’il suffit de, on écrirait alors la liste des lieux clos, les lieux qui scellent, qui cachent, trouver le mot utile, boîte, coffre, faux-tiroir, boudoir, cabinet, cagibi, cave, buanderie, garage, abri antiatomique, souterrain, grotte, caverne, cache fermée dans la muraille, soute, cale, silo, serre, bloc opératoire, une mise sous le boisseau, soi dedans, disparu dans le noir existe-t-on encore,
----- mais c’est dans un tunnel que d’abord vous entrez, pas obscur, un plafond à claire-voie introduit la lumière, des poutres de béton décomposant le ciel, série en alternances de gris, de bleu, de gris, puis un son métallique, on roule sur des tubes, au-dessus d’un plan d’eau, un bras de mer ou peut-être une rivière, la structure est celle-là et on n’a pas le choix, l’effet stroboscopique, la secousse phonique, d’abord on est surpris, mais on ne pense pas encore, on découvre, on se déplace dans le clair-obscur, quelques mots qu’on remarque, des mots blancs, des tags, on ne dit pas des tags, on dit des graphes, on lit machinalement, mais déjà ils échappent, ici, rien n’est vraiment ce qu’on croit, on prend des repères qui aussitôt se brouillent, on croit avoir saisi de quelle nature la matière le bruit, et puis non c’est autre chose et c’est plus de matière et plus de bruit à quoi on fait face mais pas les mêmes, ça finit par faire lourd, on n’y comprend plus rien, ça devient long le tunnel à claire-voie, toujours ce grand obscur, sifflement continu et brinquebalement, c’est son mal, on patiente, et puis soudain c’est pire, un bruit de déchirure, et on ne s’entend plus, les cris des femmes et leurs piétinements, un troupeau qui déferle, une course effroyable, mais qu’est-ce qu’ils vont tous voir tournés vers la lueur, ce néon qu’on perçoit au bout du, couloir, n’importe quoi, on distingue les parois qui bordent le boyau, carreaux de béton plein, une fresque dessine une liane, des sortes de branches tordues, des bras qui filent au loin, là-bas sur les draps gris, un nœud et des yeux vides, la bouche déformée, bombe à l’aérographe, un rictus, un vent hurle dans la coursive, des monstres naissent dans les murs, des tags, on dit des graphes, samo, une répétition samo, samo, s’affichant rouge orange à différentes hauteurs, qui s’allument comme des flashs au fur et à mesure que la liane se prolonge, qu’elle devient méduse ou tentacule, des ventouses, des pustules et du pus, des odeurs à présent et toujours les mêmes mots, samo, samo, graphait Basquiat,same old, vieux pareil, tout pareil, ah ça ne changeait jamais, mais là, si, tout à coup c’est plus du même, c’est du pire, on ne s’y attendait pas, enfin pas à ça, mais quand ça arrive, c’est l’évidence même, c’était inévitable, le grand brouillage mène au chaos, à la lumière psychédélique, au grand tohu-bohu, que c’est dehors, que c’est dedans, tout bouleversé, les nuits qu’on ne sait plus dormir, les os rongés dans l’esprit, tu croyais peut-être n’y être pour rien, ne pas entrer dans l’histoire, rester au bord, regarder, observer, in petto te murmurer cette vie n’est pas pour moi, j’ai l’autre qui m’attend, tu croyais être plus maligne, l’air qui manque, on ne va bientôt plus pouvoir respirer, c’est à ce moment précis que vous voyez la lumière s’agrandir, le tunnel s’éclaircit, la Range roule sur le macadam, la sortie se précise, sur la paroi de droite, le jour se glisse en fentes, on distingue la mer, ou peut-être n’est-ce qu’un lac, mais on relève la tête, tout de même, on ne va s’éterniser dans le tunnel à claire-voie,
-----une petite chanson des chemins vers l’école, la route t’entraîne et tu chantes, si souvent dans l’enfance, le chant, les mots, les deux ensemble, comme ça que tu, une petite chanson des chemins vers l’école que tu t’inventes,
-----protègent tout au long les glissières de métal, passée en l’ignorant la direction Divide et la publicité pour une piste de ski, tout aussi ignorée la voie Glacier Exit, on s’accroche à la route qui fait qu’on continue, on sent l’air de la mer, il annonce le port, et puis l’embarquement qu’on espère, qu’on espère,
-----oui, quand le jour revient, enfin la lumière, cette lumière crue des bords de mer qu’on reconnaît à la blancheur particulière de tout blanc, au contraste du bleu sur vert, cette vibration singulière qui sollicite, qui convoque et qu’on n’est pas sûr d’aimer si elle dure, qu’un scintillement pareil ça vous lance, ça reproche, ça réclame, qu’on est plus tranquille à la campagne, dans un pommier, goût acide aux dents, que les saisons passent, parfois les cerises, des burlats, coulent douces sur vos lèvres, ou l’odeur de ces coings qu’on presse en gelée dans un torchon poreux, qui remplit vos narines d’une senteur aimée, mais s’approcher du port se mérite, alors on redresse la tête, on se prépare,
-----tu veux un résumé des chapitres précédents, lecteur, ou bien ça te suffit si je dis que c’est la fin du tunnel de l’enfance, qu’on attend les rencontres au port,
-----l’eau toujours, au bord du highway, dans ces rivages de gravier vous étonne la végétation d’aulnes et de saules, quelque chose d’un paysage familier, comme plus doux, vous demandez au Navigateur, il vous parle d’un courant maritime chaud du Japon, le Kuroshio, entré en collision avec l’Ova Shivo, pour former le courant du Pacifique nord, une rencontre qui fait lien, c’est-à-dire une dérive qui ne dérive pas, caresse le golfe et dans la boucle qu’elle dessine, se lovant dans l’anse, le réchauffe, la Range Rover s’approche de Primrose Creek, au confluent du Kenaï Lake et de la Snow River, un village, quelques cabanes, mais ça suffit, dominent les épicéas, de ces épinettes de Sitka, dont on fait le bois des guitares, les folks au son collé au ventre, celle du Navigateur qu’il t’avait offerte, quelques accords, puis tu joues dans un groupe de folk music entendue sur les Folkways, nous en esclaves des champs de coton, en hobos montés la nuit à bord des trains ou soldats perdus de la civil war à chanter leurs musiques, gospel, blues, country, train songs, un banjo à cinq cordes met le feu aux voix, et tout s’accélère, des washboards ou cuillers assurent la rythmique, nous avions remonté la rivière à la source, et on pouvait enfin, oui enfin, I can get now satisfaction, s’enlever dans le rock, nous savions d’où elle tenait son beat notre nouvelle bande-son,
-----la Range Rover ralentit, allez, on va faire un arrêt dans la Bear Creek, écoutez ça, vous les entendez ?, le Navigateur surexcité montre du doigt ce qui s’offre au regard, une colonie d’oiseaux nichant au creux de la végétation, vous êtes néophyte en ornithologie, mais essayez d’identifier le plumage, le chant, ces sensations d’être entourée, d’être étourdie dans les piaillements, les facilités, vous croyez qu’à essayer on peut choisir, ce serait ça grandir, tenter de trouver l’oiseau rare dans la succession des possibilités, mais ça ne marche pas comme ça, vous n’y arrivez pas, toi, sur l’écran tentes de revenir sur les images, ces oiseaux qu’on n’imprime pas, ceux qui font le lit de la littérature et le vôtre, roitelets à couronnes dorée ou à tête rubis, mésanges à tête noire, grives à dos olive, couleur feutrée mais voix d’or, ou dans leur variante, grives à collier, parulines de Townsend et sonnant mieux en anglais ruby-crowned and goldent-crowned kinglets, black-cap chickadees, swainson’s trush, trushes necklace, Townsend’s warbler ou encore ces American Dipper, plongeurs qui dressent leurs nids dans les rigoles, ces drains des larges talus enherbés qu’on trouve au bord de l’autoroute, rien n’est prémédité, on baguenaude, on flirte trop pour se fixer, pas un oiseau que vous recherchez dans la Bear Creek mais un ours, il manque, c’est l’idée qu’on retient quand on remonte dans l’auto, il manque l’ours,
----------au moment d’accélérer, par réflexe, vous regardez si le bus est toujours derrière vous, vous le craigniez présent, son absence vous intrigue, vous ne l’avez pas vu quand vous avez ralenti devant le concert des oiseaux, vous vérifiez dans le rétroviseur, il n’est plus là, pas davantage dans la voie encombrée d’autos sur l’autoroute, s’il y est sa silhouette se fond dans les gris, les bleus et les rouges du trafic, vous vous demandez si vous le reverrez et même si vous l’avez jamais vu, lui, le bus et son chauffeur et tous les signes enregistrés depuis le début du voyage, une bulle de savon, on la voit, puis tout à coup elle éclate et on ne sait plus nommer cette chose qu’on a suivi des yeux, qui avait introduit de la légèreté et un intérêt dans votre esprit, le Navigateur fait une moue devant votre tête tournée vers l’arrière, le temps de vous interroger sur le sens de cette moue, et tout à coup dans le rétroviseur, vous apercevez lebus, il devait sans doute être dans un angle mort, il a pris une tonalité chatoyante, couleur métallisée, pourquoi seulement à présent remarquer cet irisé de bleu au soleil, est-ce d’avoir cru le perdre, il scintille, transfiguré, le plan-séquence d’une vidéo, vue sur rouleaux d’écume au-dessus de la mer, frémissement à la lumière, et pour la première fois vous distinguez l’impression en vitrophanie appliquée sur l’avant du bus, happiness on tour, tout vous paraît clair tout à coup, cette discrétion, une notoriété qu’on protège, cette présence, ça n’empêche pas la curiosité pour vous, et quoi qu’il en soit, de nouveau il est derrière l’auto, on roule sur une dizaine de kilomètres et on rejoint Clear Creek, enfin vous apercevez le panonceau, mais ne voyez rien du village caché dans les arbres, Clear Creek est le lieu qui toujours se dérobe, et qui pousse à toujours s’y rendre du fait même que ça se dérobe, on est à la recherche de nos criques lumineuses, on descend vers la mer, on écarte les buissons, on s’approche, est-ce falaise, on se promet qu’on saura trouver le sentier caché par un rocher, qui serpente dans le dénivelé et mène à cette probable petite crique là tout en bas, qu’on est certain d’atteindre, enfin il le faudrait,

(à suivre)


version augmentée du 8 octobre 2015

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alaska

écrit ou proposé par Christine Simon
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 17 novembre 2021 et dernière modification le mardi 17 avril 2018
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