[Le voyageur à son retour]
Jean-Michel Maulpoix
Editions Le Passeur
(extrait)
« J’ai découvert l’Amérique le 3 avril 1994, en prenant des notes dans un carnet à spirales de la marque Hotline Stationery dans un fast-food de Los Angeles où je mangeais des patates au lard et des œufs brouillés. Il était 8 heures du matin. J’étais en ma 42ème année et venais de quitter pour la première fois « L’Europe aux anciens parapets. »
Ce petit carnet à spirales de dix centimètres sur quinze, dont cinquante-sept pages sont remplies, contient ma découverte. Cela seul fait son prix. Jamais il ne sera publié. Je n’en livrerai ici que le souvenir.
Carnet : « petit cahier de poche, destiné à recevoir des notes », dit le dictionnaire. Il en est de toutes sortes, formats et qualités. Ce ne sont souvent que des outils dérisoires, cornés, griffonnés. Faits pour les rudiments, les ébauches, les amorces, les esquisses destinés à se faire la main ou à garder la main, d’un usage un peu maniaque, de l’ordre du secret.
Pourtant, le simple fait qu’un tel parallélépipède de papier trouve sa place dans une poche, qu’il en sorte puis y rentre, au gré des humeurs et des intempéries, et accompagne de près les mouvements du corps du marcheur, aussi bien que ses perceptions, ses sensations et ses pensées, mérite que l’on s’y attarde.
Un psychanalyste dirait que sa nature est de type transitionnel, puisqu’il instaure un espace qui se situe à mi-chemin du subjectif et de l’objectif : une aire intermédiaire d’expérience entre le dehors et le dedans, affective et intellectuelle à la fois, à même de constituer une défense contre l’angoisse de l’inconnu. S’il n’appartient pas au « corps propre », il le prolonge illusoirement. L’une de ses fonctions est de favoriser, voire de véhiculer et de représenter la transition entre l’intime et l’étrange.
Dans une chambre d’hôtel, à la terrasse d’un café, ou dans le no man’s time de quelque salle d’attente, le carnet est manière de poursuivre ou de rétablir une conversation avec soi-même. Il arrive même que le temps consacré à l’écriture du carnet offre seul l’occasion de ré-articuler silencieusement sa propre langue quand l’idiome local en éloigné. Je me souviens du curieux sentiment d’insularité éprouvé à Beyrouth ou à Pékin, lorsque dans un lieu public je prenais des notes, immergé dans un brouhaha de conversations en arabe ou en chinois auxquelles je ne comprenais rien. Tenir un carnet, c’est ainsi s’assurer d’une espèce de continuité dans la discontinuité du voyage. C’est demeurer lié par un précieux cordon de signes à cette langue maternelle que l’on a momentanément cessé de parler et qui nous redevient d’autant plus chère qu’elle s’efforce d’appréhender des réalités étrangères, de dire un autre monde. »
fin
J’aime l’idée de cette découverte de l’Amérique par l’espace intime du carnet de route, qui inscrit le voyage dans le présent de l’écriture, l’avenir de sa lecture, et en restitue ainsi le passé.
Merci à Toute la poésie qui m’a fait découvrir quelques bribes de ce texte, que j’avais raconté de mémoire à quelqu’un, et au flotoir du jour qui me l’a remis en mémoire.