L’avantage de la tablette est qu’elle permet de partir en vacances avec sa bibliothèque, on se coltine ainsi dans quelques grammes l’intégrale des classiques, Chateaubriand, Proust (que j’ai à présent aussi sous ce format numérique même si je suis tout de même partie avec l’objet-livre, le Quarto, dans lequel j’ai lu Proust l’automne dernier et jusqu’à ces derniers jours par une sorte de fétichisme, mes émois de lecture sont liés à ce livre-là), et comme c’était pour rien sur Amazon, j’ai donc pris Balzac dans ma valise.
Mes souvenirs à propos de Balzac remontent évidemment à l’enfance, faisant partie de ces livres que j’accumulais sous le lit rentrant de la bibliothèque, je les cachais et les lisais la nuit, je bravais pour ça le loup qui se tapissait dans la pénombre de la moquette pour rejoindre l’interrupteur, pas de lampe de chevet interdiction du lire au lit, c’est seulement après m’être fait piquer plusieurs fois par mes parents que je suis entrée en résistance active et organisée, j’ai économisé pour acheter une lampe de poche et je lisais en douce dans le drap coincé avec ma tête pour en faire une tente de lecture, vigilante toutefois, il s’agissait de ne pas me faire prendre dans mon abri lumineux. Pour ça les marches de l’escalier étaient bien pratiques, la marche 3 et la marche 8 -ma préférée- grinçaient faisant signal d’alarme.
C’était une époque où n’existaient pas ou peu de livres pour enfants, chez moi en tout cas et dans ma vie quelques Rouge et Or, la Bibliothèque verte, pas souvenir de la Bibliothèque rose, mais en haute enfance ne me souviens pas qu’on me les ait achetés, viendront plus tard curieusement, les seuls que j’avais à l’âge de l’apprentissage de la lecture provenaient du grenier où je ne savais pour quelle raison, à l’époque, les Sand, Jules Verne de chez Hetzel avaient été relégués, les autres m’arrivant de Californie (c’est ainsi qu’entre six et douze ans, le livre pour enfant a toujours représenté cette épreuve de voir les images et de trébucher sur les mots anglais, livres épais de contes ou comics, c’était pareil, ils m’échappaient). Je ne sais plus à partir de quel âge mon grand-père institua le rituel de m’en offrir aux anniversaires et à Noël, mais c’était plutôt vers l’âge de neuf ans (cause autobiographique).
Et là bien sûr vers l’âge de dix ans, l’âge de la sixième pour moi, où je pouvais marcher seule dans les rues de ma petite ville, me sont tombés dessus les séries bien dressées sur les étagères de la bibliothèque Peugeot, les Balzac, mais au même titre que des Zévaco, des Zola, des Delly, tout y passait, et bien sûr Maupassant et Cesbron, Pearl Buck, Cronin, que sais-je encore, ne sais même plus dans quel ordre je les ai lus ni à quel âge, aucun n’était censuré en tous cas. Je les lisais sans hiérarchie avec compulsion, sauf Maupassant, Une vie, qui vers treize ou quatorze ans fut un électrochoc et Rimbaud à peu près à la même époque, je recopiais chaque poème dans mon carnet comme si je les avais écrits. Alors Balzac, revisité dans les années lycée avec Flaubert et quelques autres, représentait un flux d’histoires, dont certains passages m’arrêtaient parce que quelque chose de parfait dans leur forme, mais ne m’interpellaient pas plus que ça, et peut-être moins encore du fait qu’on se devait de les commenter, d’en faire une écriture sur. Ces Père Goriot, Colonel Chabert, Cousine Bette, Cousin Pons avaient un côté naphtaline sans la finesse psychologique que je recherchais dans un roman, je lisais pour comprendre les psychés des adultes et l’aspect sociologique s’il m’intéressait n’avait pas le niveau de description attendu. C’est pourquoi au fond je suis passée à côté de Balzac.
En ayant relu quelques-uns de ces récits de La Comédie Humaine ces derniers jours m’est apparu qu’au fond je ne l’aimais pas pour cause de féminisme. Cet homme-là n’aime pas les femmes, soit il en fait des saintes et des oies blanches ou il en fait des perverses et/ou des criminelles ; mais par-dessus tout ce que je lui reproche c’est de ne pas nous restituer la face cachée, l’autre monde, celui des femmes. Monde hémiplégique, on le sent tout du long que ce qui passionne Balzac, les intrigues, les manipulations, les conspirations, un monde du paraître comme ressorts du récit, avec rebondissements à la clef, faut feuilletonner, alors oui bien sûr, la fresque sociale est là, les morceaux de bravoure sont magnifiques, mais qui pour réchapper de ce Jugement dernier permanent, où chacun passe au tribunal pour son incompétence ou pour son vice, ce monde de situations, ça semble paradoxal que je dise ça en même temps parce que mon métier a consisté à gérer des situations, mais justement ceci explique peut-être cela, je voulais déjà "nager au-dessus des racines" comme dit si bien Duchamp, trop habituée et ce depuis l’enfance à ces mécanismes. La configuration inextricable des intrigues m’étant donnée, il m’appartenait de faire la lumière sur les motivations des êtres et non celles de leur faire. D’où l’intérêt pour la psychanalyse plus tard.
J’aurais aimé trouver des portraits de belles femmes qui ne soient pas gourdes, j’aurais aimé chez lui une tendresse qui ne soit pas inféodée aux nécessités du plot, trouver le marginal sécant qui vient bouleverser le jeu des convenances et des alliances et qui, au nom d’un intérêt supérieur, le bien public, la beauté du geste, la gratuité, l’amour, vienne submerger les vieilles habitudes. Et cela Balzac ne le fait guère, quand ça submerge, c’est toujours au nom d’un autre intérêt, de réseaux anciens réveillés, d’esprits retors à la manœuvre, dans la ficelle d’un nœud coulant du récit, l’engagement des hommes et des femmes se fondant souvent dans la part veule, servile, imbécile ou revancharde de ses personnages. Le monde n’est pas une mécanique, je le pensais à l’époque, et je le pense toujours.
Curieux que je dise cela repensant à Proust qui traite aussi de ce monde-là, mais ce qui sauve Proust, c’est peut-être sa maladie, mais sans aucun doute aussi son goût des paysages, l’imaginaire, le lien à maman de l’enfance, celle qu’il a su apprivoiser. Cette prise en lui de l’enfance, Balzac en semble loin. Et finalement, la mère de Proust a raison, elle qui ne l’aimait pas Balzac, ce que Proust lui reproche, comme le commente François Bon dans sa conférence sur Proust à Ecrivains en bord de mer, en en faisant même l’ancre d’où part La Recherche. Ne sais pas pour quelles raisons elle ne l’aimait pas, parce que n’ai pas lu le Contre Sainte-Beuve dans cette perspective-là. A relire donc. Serait intéressant de savoir -commentaires ouverts- qui des hommes et des femmes autour aime Balzac.
Mon problème avec Balzac remontait loin et je ne m’en suis aperçue qu’hier en réagissant aux stupides dialogues faisant parler un Allemand avec l’accent teuton, dans Le cousin Pons et aussi aux relents antisémites du roman, -je sais, pas d’anachronisme, mais pourquoi ne trouve-t-on pas ça chez d’autres de la même époque-, m’est venue une sorte de colère profonde, moi qui aime l’allemande langue à cœur et la culture juive, même si je n’apprécie pas la politique de ce gouvernement d’Israël, puis en réaction au billet d’Anne Jouy sur son site Mots sous l’aube, "Question Littérature", traitant de la difficile reconnaissance des femmes écrivains , là je ne sais comment j’ai fait le lien mais c’est sorti, peut-être à cause de cette difficulté à faire entendre le point de vue des femmes sur le monde et ce machisme à ne pas reconnaître qu’une femme -écrivaine ou pas- puisse être traitée à l’égal d’un homme, non parce qu’elle en serait un, mais parce qu’elle n’a pas peur d’en exercer les mêmes libertés.
Alors je me le dis, là, sur ce blog, je n’aime pas bien Balzac.
Archive anthropia # blog 13 août 2013