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Tentatives d’en rendre compte. Photo tombée sur mon portable, il y a peu, un SMS brut, sans commentaire. Prise à l’appareil jetable, un de ces Instamatic Kodak pas chers qu’on a commencé à vendre dans les 70’s. La boîte en carton et plastique, légère, fait un clic sobre, un pas peu profond quand on enfonce le doigt d’où la brièveté du son. Une petite brûlure sur l’intérieur du pouce quand on recharge avec la molette crantée. Et un bruit égrenant le passage des dents de la roue plastique devant un ressort sans doute ou une petite lame souple en métal. N’en ai jamais ouvert, ne peut donc restituer que l’expérience tactile et sonore ancienne, de mémoire donc. Douze poses, souvenir qu’il en existait à vingt-quatre, toujours d’actualité, pratique pour les voyages, et trouvable sur à peu près n’importe quel spot où un touriste se présente. Déjà vrai aux States de l’époque. Au développement, on obtient la photo principale et à côté la même, en format vignette. Une bonne approche produit, on aime cette possibilité, « pour le même prix », de pouvoir offrir un souvenir à l’autre, de ne pas être seule à garder la preuve du cliché. M’aperçois que la photo de la photo est de travers, qu’elle laisse voir le bord de l’album enduit de colle. Et que l’image elle-même n’est pas centrée dans son carré de papier, la marge blanche est plus large à droite, mais ça je l’ai vu sur une autre photo envoyée. Est-ce au massicot industriel que la photo a été mal coupée ? Est-ce que ça aurait été repris après au cutter ? Le liseré blanc accentue l’aspect « photo-document », le temps a donné un cachet à l’ensemble, et même le côté de traviole renforce l’effet de citation. Ce que je n’aurais pas fait, déjà à l’époque, c’est de demander le développement sur papier brillant, je n’aimais que le mat, et le cadre, ça non plus je ne demandais pas, mais pour ces appareils-là, je crois qu’on n’avait pas le choix. Le concept était, il me semble : appareil jetable, format-type, nom de la marque sur le papier avec de temps en temps un Joyeuses Fêtes ou autre, double image et développement. C’était moderne pour l’époque, ce côté marketing all inclusive. Je préférais le caractère brut de l’image, je pensais que c’était plus « naturel », la texture épaisse du papier, la maîtrise du degré de densité des blancs, ce que j’avais appris en développant moi-même mes photos noir et blanc, je n’aimais pas la mise en scène « photo de vacance ».

C’est une amie qui me l’envoie, « en souvenir de ». Prise lors d’un séjour dans une famille de mennonites, qui possédaient une ferme à bisons, au Kansas, pas loin de Wichita. Un choc culturel, les filles en robes roses à manches ballons, les garçons barbus à chemises à carreaux, je détonne un peu, je porte un T-shirt style marin offert par un ami de Long Island, qui m’a duré longtemps, ces cotons américains sont résistants. La photo est mal cadrée, floue, avec les reflets des feuilles cellophane de l’album, ou n’est-ce que l’ombre sur le pelage du bison. On venait de Magog Lake au Canada, on avait franchi la frontière, pris un Greyhound bus et étions entrés dans la grande plaine immobile, plusieurs centaines de kilomètres sans changement majeur de paysage, neuf heures de route, pour arriver à Wichita où mon amie rencontrée à Montpellier durant l’année scolaire nous avait accueillie. On avait eu droit à un vrai rodéo, façon distraction locale. Et on allait nourrir les bisons en pick-up blanc. La photo se passe à ma descente du pick-up, les bisons sont rassasiés, on ne risque rien. Je me trouve l’allure bison, sur la photo, le visage encore rond de l’enfance, les cheveux fauves, j’ai vingt-et-un ans, c’est mon premier grand voyage, le tour des USA en car. Ici la phase western du voyage.

Un rêve d’enfance réalisé dans la jeunesse, qu’est-ce qu’il en reste. Ce que je ressens au moment de la photo ? Peut-être vague souvenir des odeurs, ça pue, le buffalo. Et la peur, malgré ce qu’on me dit, qu’ils sont gentils quand ils sont repus, je me dis que s’ils me bousculent, je serai écrasée. Je me rappelle l’avoir pensé, mais pas du ressenti, ce que fait la peur du monstre n’a plus la moindre consistance neuronale. Aucune mémoire de leur avoir flatté le flanc, d’avoir touché leur pelage. Fallait pas qu’ils viennent souffler tout près. Oui, ça aussi, ça reste théorique. Je n’ai plus en tête non plus comment c’était d’avoir les joues rondes, le corps d’une fille jeune, les hanches d’avant la maternité. Je ressens encore le contact du coton sur la peau, mais ça c’est parce que je l’ai porté longtemps ce vêtement. Je me rappelle aussi en avoir retourné les manches au niveau des poignets, parce qu’il n’était pas à ma taille. J’ai aussi le souvenir de la caresse des cheveux longs plaqués sur la tête, c’était doux. Mais sans relief, ce qui faisait ma désolation, alors que plus courts, ils ont tendance à boucler et à prendre du volume, mes cheveux, ils chatouillent. Mémoire aussi du shampoing aux œufs qui donnait ces reflets mordorés et de sa bonne odeur. Ce que je tiens dans les mains, une barrette, réflexe de la fermer et de l’ouvrir sans cesse, j’ai lâché mes cheveux par coquetterie, sens du côté sauvage de la scène. Au quotidien les filles de la famille portent des foulards, cachent leurs cheveux. Un peu de provo à faire ce qu’elles ne font pas. Du mal avec cette ambiance born-again christian qui me rappelle ma famille. Pas le souvenir du sol, de la marche sans doute inconfortable dans les mottes de terre herbues. Pas non plus le contact du soleil. Ni ce qu’on se dit avec les autres autour, juste qu’on est introduit à leur journée de travail, que cet as usual pour la famille n’en est pas un pour nous. Ça qui demeure, le côté « original » de l’affaire, soi comme Martine à la ferme des bisons.

Mots-clés

buffalo , kansas , usa

écrit ou proposé par Christine Simon
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 3 septembre 2019 et dernière modification le jeudi 19 septembre 2019
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