Il lit Les Puissances du Mal, de Jean-Edern Hallier. Qui lit encore cet auteur ? Il a pudiquement recouvert le livre d’un papier cristal bleu pâle, mais le titre se devine facilement au travers. Il est assis sur une fesse, il se présente de profil en portrait égyptien, il se donne aux autres, et peut-être à lui-même, en découpe à contre-jour, vêtu de noir, repassant rapidement d’un à-plat de la main sa veste, rectifiant un pli du pantalon. Régulièrement, il réinstalle son profil. Il se réinitialise comme on reboote un ordinateur. Je suis située dans sa diagonale. Il s’est installé de biais face à moi, le coude sur la tablette, il est le Lecteur des Puissances du Mal de Jean-Edern Hallier. Image à moi offerte.
Jean-Edern, il en a l’allure, grand, mince, dégingandé –est-ce ainsi qu’on dit dans les romans-, les yeux bleus et les cheveux gris.
Un être de manière, tout occupé de la surface, aucun regard ne vient à lui, qu’il ne l’ait filtré, orienté dans le sens qui lui convient. Je suis son miroir. Il s’est assis face à moi en demandant si c’était libre. Mon manteau était posé sur le siège, je dégage la banquette. Bref échange de regard.
Je lis un livre de Philippe Forest, Le Roman, Le Réel, je déguste chaque phrase. Je lis, mais insidieusement la réalité de mon voisin m’envahit. L’encombrement de son moi qui fait pousser soupir. Je soupire à mon tour.
Peut-on encore lire Jean-Edern ?
Non, c’est mauvais (eh bien, pourquoi le lit-il alors ?).
De quoi cela parle-t-il ?
De Mitterrand. (Il prononce Mitrand).
Le Mal, c’est lui ?
Oui.
N’est-ce pas un peu exagéré ?
Non, pas ce qu’on lit, cela mérite le terme.
Qu’est-ce que cela vous apporte ?
Rien. D’ailleurs c’est mal écrit. Il n’écrit pas bien, Jean-Edern.
Je ne me souviens plus de la suite de la conversation. Des mots, la conspiration des médiocres, le monde, les fonctionnaires, tous des médiocres, les hauts fonctionnaires, lui en est un, merci il a réussi, il le dit, au cas où je croirais qu’il est bitter.
Tiens, bitter, à la fin de la soirée hier soir, musique, ambiance, des Américains de Grenoble, beaucoup d’Américains et l’un me dit : thank you for staying till the bitter end. Merci d’être restés jusqu’à l’ultime ou l’amère fin. No, that was not bitter at all. Non, ce ne fut pas « amer ». Intraduisible en français.
Bitter, l’homme du train, lui, l’est, amer. Et pas de fin amère pour la soirée qui suivit, qui ne fut que délice.
La bitter end est l’ultime pointe de la nuit, quand plus rien ne sépare du rien, que le rien.
Le nom d’une boîte à New York, The bitter end. Invités que nous sommes à y rester jusqu’à l’aube, hagards, alcoolisés, pour se donner courage à retrouver un lit solitaire, sans que l’endormissement ne soit un obstacle. Jusqu’à l’ultime fin de la nuit pour éviter l’amertume de l’entre-chien-et-loup.
L’homme dit encore, les jeunes, il faut intervenir, cela ne peut plus durer, discours convenu. Mais dès qu’il se voit percé à jour, il se précipite dans un message inversé, il n’est pas du genre à dénoncer, lui, pendant la guerre, même pas 5% de résistants, lui sûrement n’aurait pas dénoncé, des fois que je croirais, non il ne vote pas pour Le Pen, non il n’est pas de ces tendances que je sous-entends. Il dit qu’il n’a pas eu d’enfant. Je dis que je suis devenue optimiste le jour de la naissance du mien. J’aperçois derrière lui le regard d’un jeune issu.
Issu, il l’est, son regard se durcit en fixant la tête de mon interlocuteur, celui qui lui tourne le dos. Et la conversation, nous l’avons à trois, le dandy anarchiste de droite, le jeune issu qui me jette un regard parfois désespéré et moi-même. Le narcisse ne voit pas, ne sent pas, sa voix s’élève sûre d’elle à conspuer, stigmatiser, critiquer, il est tout à l’ouvrage de me charmer, de me conduire puis de m’éconduire, de me laisser penser, puis de me dissuader. Impossible conversation avec celui qui se méfie des pièges, qui ne disserte que sur le désir de lui-même, entêté du spéculum.
Et le jeune issu qui ne dit mot, sans consentir pour autant. Il le suivra au sortir du train, il partira très vite derrière lui, sans me dire au revoir du regard, concentré sur la nuque. Suivre la nuque.
Bitter, je le suis enfin, quand nos voisins de soirée américaine nous disent qu’ils rentrent du Louisiana. Ils racontent leur séjour au chaos de l’après-Katherina. Un ingénieur leur a dit qu’on pouvait rouler sept heures durant avec aux yeux le spectacle effarant de la désolation. Des villes rasées par la haute vague de sept mètres de haut. Et toujours aujourd’hui, plus d’un an après, des bateaux occupant le milieu de la rue, des maisons sans eau et sans électricité, l’équivalent de la moitié du territoire de la France effacé de la civilisation américaine. Les ONG n’interviennent pas dans ce coin du monde. Les surplus des fonds du tsunami asiatique ne sont pas parvenus chez les pauvres du plus riche pays du monde. Terre laissée à l’abandon. Till the bitter end.