Dépasse le Monoprix de l’avenue Daumesnil. Suis en retard, zut, les bouchons du chantier Tramway de la Porte Dorée sont de plus en plus insupportables, pas prévus, dix minutes dans la vue.
Prévoir d’appeler le client cinq minutes avant l’heure d’arrivée prévue, c’est le quart d’heure de retard, c’est sûr, avec la pluie en plus, la veille du week-end de l’Ascension, toutes les voitures sont de sortie, j’aurais dû anticiper.
Mais ce matin, le réveil difficile. De quoi ai-je rêvé, déjà ? Ne sais plus. Dans le coltard total, la mine enfarinée, ces traits du visage quand ils sont fixes, une tête de psychorigide, sans expression. Curieux, quand une tête dit aussi clairement « fermé pour cause de rêve envahissant », fermé aux autres et à moi-même, comme si perdre toute réflexivité intérieure entraînait derechef la perte de communication externe. Mais pour me le dire, là, face à mon miroir, qui pense ça ? Peux à la fois être fermée sur les minutes qui ont précédé mon réveil et recommencer à penser pour la suite. Combien de temps se passera-t-il avant que cela ne disparaisse de mon visage ?
Tout fait en automate, me doucher, m’habiller, prendre mon portable, prendre l’ordi, ne pas oublier la clef de l’appart avant de fermer la porte, traverser le boulevard, monter dans l’auto et démarrer.
Me voilà dans la rue de Daumesnil, énervée, je me retiens de klaxonner, bouchon, roues à roues, on n’avance pas. Je passe devant ce traiteur, la façade ressemble à une petite maison, belle déco. Puis la file des vélibs, et tout à coup.
Lui, en costume de motard, blouson et pantalon de cuir noir et blanc, un chevalier, jeune, la frange sur le front. En face, un homme dans la cinquantaine, tout de noir vêtu, genre intello. Le jeune s’effondre dans les bras du vieux, le visage ravagé, les larmes luisent, ils s’embrassent. Le baiser. Une scène d’amour entre hommes. Une scène finale peut-être. Une condamnation, pour le jeune sûrement, je ne vois pas le vieux, de profil. Je sens qu’entre ces deux-là, il y a de l’amour très fort, très sincère, et qu’un événement s’est passé, ayant pour conséquence cette scène-là, la séparation. Longue étreinte, désespoir, mouvement des corps, dans les bras l’un de l’autre.
Volé cet instant d’intimité, et soudain, tout dans mon corps lâche. Quelle importance, le travail, le bouchon, le retard, cette scène plus forte que tout. En moi des messages se succèdent : cessation de l’entêtement, amorçage de souplesse, cerveau droit en fonctionnement, le beau, le bien, la passion, éclaircie dans esprit brumeux, temps suspendu. Insensiblement s’estompe le gris de Paris sous la pluie, son acidité d’ardoise, la rigidité de ses rues bloquées par les voitures. Je repense à la dernière fois où j’ai vécu ça, les larmes d’amour, et me sens bien, pour la première fois ce matin.
crédit photo christine simon
nouvelle publiée en mai 2010 sur le blog anthropia # blog