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Il me guette du coin de l’œil, je le remarque aussitôt, un regard alerte, presque inquiet, tapi, immobile comme une araignée. Non sans une once de gaminerie pourtant, il est moqueur, plus je m’approche, plus je le vois préparer son coup, en sale gosse, il répète une réplique, et comme j’ai l’esprit en escalier, je ne saurai pas quoi répondre, pas le temps de fourbir une arme de réplique massive, je me sens devenir souris plus j’approche du matou. C’est sûr, il va peut-être même se lever, m’accoster, et je ne saurai pas quoi faire. Je déteste ça.

Arrivée à sa hauteur, je vais pour me tourner vers le magasin où prévois de faire quelques courses en ce matin de Noël, quand il se met à chanter d’une voix gouailleuse,« elle a-vait de tous pe-tits pe-tons, Valentiii-ne, Valentiii-ne ». Il rit sûr de lui. Tout ça pour ça ? Je lève les épaules, méprisante, et passe triomphale devant lui, les portes faisant place nette devant moi, Princesse qui le vaut bien, enfin c’est des portes automatiques, pas de héraut en armure proférant mon nom, juste un détecteur de présence. J’entre souveraine dans l’épicerie.

En sortant, je le redécouvre, il n’a pas bougé, toujours assis sur son plot de béton, comme s’il m’attendait, je le vois tout à coup en plein soleil, et je remarque son visage mal rasé, sa tignasse agglutinée par paquet de cheveux, son gros nez couperosé, ses yeux ronds, son pardessus marron tout taché, ses chaussures à gros lacets, des godillots, et son pantalon maculé des traces de plusieurs vies, l’homme est un clochard de la plus belle espèce, un traîne-misère de la grande époque, pochetron et heureux de l’être, comme on n’en voit plus beaucoup dans les villes, les mendiants d’aujourd’hui vont marchant dans les rues en Levis et en Adidas.

Et soudain la ressemblance me saute au visage, je ne peux me retenir. Mais vous ressemblez à, c’est incroyable, oui, c’est ça, à Michel Simon, vous êtes son portrait tout craché, j’en reviens pas. Je le fixe, plus gênée du tout, tant il entre dans les figures de mon enfance, un acteur que ma grand-mère, cet oiseau des îles du sud de la Suisse, révère parce qu’il est un compatriote, un homme libre, se foutant de tout, génial et merdeux tout à la fois, qui la faisait rire et pleurer.

En un éclair, je vois se lever la gêne puis lentement la fierté monter sur son visage, je l’identifie, il se sent regardé, je lui parle, à lui, vraiment, et il s’écrie : Boudu sauvé des eaux, c’est moi, je postule pour le casting, ah, ah, ah.

Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé, mais de trouver une référence cinématographique, là, tout à coup, dans la bouche d’un homme que tout vous pousse à penser inculte, met le feu aux joues. J’ai honte de l’avoir sous-estimé, il est de ma famille et je l’ai pris pour une loque. Oui, de ma famille, les humains, il y a une histoire derrière ce résultat d’homme, il n’en est pas arrivé là par hasard, et moi, ce besoin de ressemblance pour m’adresser à lui. Alors, je me mets à rire aussi et lui cite les autres films où il aurait pu jouer pour ce fameux casting imaginaire.

Ne sachant plus que dire, je plonge dans mon cabas et en sort une belle orange, de celles que ma grand-mère adorait éplucher le soir en lisant le journal, elle détachait lentement chaque quartier et s’en délectait avec lenteur, comme si la vie atteignait par là son apothéose, vivre l’orange. Et la remet au Prince des comédiens.

En rentrant, je me jure de poursuivre cette conversation avec lui, c’est sûr, je lui parlerai désormais. Mais l’ai jamais revu, à l’entrée de l’épicerie. Jamais plu


crédit photo christine simon


nouvelle publiée en janvier 2010 sur le blog anthropia # blog

écrit ou proposé par Christine Simon
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 16 janvier 2014 et dernière modification le lundi 4 mai 2015
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